Reproduction d'une scène de la Passsion :
     la flagellation

Vitrail de l'église de ZETTING ( XV ème siècle )


LES LIVRES CANONIQUES CHRETIENS
V      QUEL NOUVEAU TESTAMENT ?


      I    AUTORITE DE L'ECRIT ?
     II    LA FABRICATION D'UN TEXTE SACRE
     III  QUEL ANCIEN TESTAMENT ?
     IV   Y A-T-IL UNE TRADITION APOSTOLIQUE ?
     V   QUEL NOUVEAU TESTAMENT ?
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                         SOMMAIRE
         I    L'ANHISTORICITE DES EVANGILES
              a ) La naissance de Jésus selon Matthieu
              b ) La naissance de Jésus selon Luc
              c ) La mort de Jésus selon Luc
                   - Les anachronismes du scénario
                   - Le récit de la Passion en question
              d ) La durée de vie de Jésus

         II      La mise en croix
            a)  L'invention de la croix chrétienne
              b)  La croix symbole de vie éternelle
              c)  Représentations iconographiques
             d)  Origines du culte de la croix
             e)  Les "grandes faims" et leurs conséquences
             f)  La fin du Moyen-Age en danses macabres

       III     Les "effets de réel" de la littérature évangélique
         a)  Savoir faire illusion
         b) un catalogue de miracles
         c) Y-a-t-il un enseignement authentiquement divin?
           d   Conclusion: Qu'est-ce que l'évangile ?

     Le Nouveau Testament est constitué principalement par quatre évangiles, qui décrivent la vie de Jésus.

     La Constitution dogmatique "Dei Verbum" sur la révélation divine, du 18 Novembre 1965, de Vatican II, stipule au chapitre V relatif au Nouveau Testament que:"la Sainte Mère Eglise a tenu et tient fermement et avec la plus grande constance que les quatre Evangiles mentionnés, dont elle affirme sans hésiter l'historicité, transmettent fidèlement ce que Jésus, le Fils de Dieu, du temps de sa vie parmi les hommes, a réellement fait et enseigné pour leur Salut éternel jusqu'au jour où il fùt enlevé (Cf. Actes chapitre l -1,2) "

     Or, nulle affirmation n'est moins assurée que celle-ci: l'on sait, en effet, depuis au moins un siècle, à la suite des travaux de E.REUSS, que
                "nous ne pouvons même pas avec les Evangiles retracer une chronologie de Jésus"
Qu'est-ce qu'une vie sans chronologie? Alors que nous connaissons pratiquement tout des faits et gestes d'Auguste et autres Empereurs, pourquoi ne pouvons-nous pas préciser avec une relative certitude la date de la naissance de Jésus, la date de sa mort, la durée de sa vie? Comme si la venue sur Terre d'un dieu, plus exactement du Fils unique de Dieu, n'importait aucunement aux hommes qu'il serait venu dit-on sauver!

 

I                                                L'anhistoricité des évangiles

 a)         La naissance de Jésus selon Matthieu
                "Jésus étant né à Bethléem de Judée du temps du roi Hérode " (Mat.II )
     Qu'est-ce que le temps hérodien ? Il s'agit sans doute d'Hérode le Grand, dit Roi des Juifs, qui règna de 41 à 4 avant notre ère, soit environ 37 ans. Il était un Roi-client des Romains, dont le royaume était une création directe de l'Administration romaine. Les dix premières années de son règne se passèrent sous l'autorité suprême d'Antoine; à partir d'Actium, il devint l'ami d'Octave qu'il rencontra à Rhodes, au début 30; Hérode avait toujours été farouchement hostile à Cléopâtre, la rencontre entre les deux hommes en fut d'autant plus facilitée. Hérode savait donc que son titre royal attribué personnellement, non transmissible, pouvait lui être ôté à tout moment; le vrai Roi des Juifs trônait à Rome, sous les traits d'Auguste; Hérode le Grand avait la petitesse d'un rex datus.

     Un autre Roi des Juifs fut nommé par Caligula en 38 après notre ère; ce fut Hérode Agrippa 1er., qui mourut en 44. Son fils Agrippa II règna sur des morceaux de la Syrie, et mourut en 92-93; il fut quelquefois appelé Roi, en particulier dans les Actes d'Apôtres.

     Ainsi donc, le temps du roi Hérode, à défaut d'autres précisions chronologiques, ouvre à nos investigations un champ d'hypothèses aux limites vagues, allant de 37 ans (durée du règne d'Hérode le Grand) à 160 ans durée de la dynastie si l'on tient compte d'Antipater l'Iduméen, père d'Hérode le Grand .

     A l'intérieur de ce cadre, à quelle date situer la naissance de Jésus? Matthieu ne le dit pas, mais il fait intervenir des Mages. Qui sont ces Mages? Matthieu est fort peu prolixe à leur égard; ils viennent d'un Orient non précisé, cherchant un roi des Juifs qui vient de naître pour l'adorer (mais qui les avait avertis?).Ils suivaient, dirent-ils à Jérusalem, son étoile. Celle-ci, après une courte éclipse, les conduisit jusqu'au lieu où se tenait l'Enfant-Roi auquel ils rendirent hommage; puis ils s'en retournèrent dans leur Pays.

     Le rôle de l'étoile apparaît, dans le récit, superfétatoire, en tant qu'indicatrice de la direction à suivre. Les Mages venaient adorer un roi des Juifs; or, dans toutes les littératures, les Mages étaient décrits comme des gens instruits. Depuis des siècles et des siècles, des armées, des commerçants et autres voyageurs foulaient le sol de la Judée, Patrie des Juifs, dont les malheurs bien connus alimentaient des collections de livres rangés dans des bibliothèques. En d'autres termes pour venir adorer près de Jérusalem un nouveau Roi des Juifs, les Mages n'avaient nul besoin d'une étoile.

     La présence de l'étoile nous informe opportunément de la qualité d'astronomes ou astrologues de ces personnages. On peut s'interroger aussi sur le nom de cette étoile qui brille de l'Orient à l'Occident pendant toute la journée. On conçoit mal, en effet, qu'une caravane plus ou moins lourdement chargée puisse voyager longtemps, plus d'un mois sans doute, uniquement de nuit. Les animaux dorment pendant ce temps de repos naturel. Cette étoile, brillant durant chaque jour, est connue de tous les terriens, elle s'appelle soleil.

     Ces Mages, très vraisemblablement, s'identifiaient aux prêtres que "la tradition littéraire hellénique liait au culte de Mithra", d'abord prêtres sacrificateurs -Maga signifierait "offrande", ou "sacrifice" -ensuite astrologues, alchimistes, magiciens, successeurs de Zoroastre prophète Iranien, les Mages propagèrent le culte de Mithra, Dieu de la lumière de la vérité et du courage, issu d'un dieu hindou, Mitra, lié à Varûna, un aspect du soleil. Grâce aux Mages, le mithriacisme connut au proche Orient un succès extraordinaire à partir de son implantation en Asie Mineure au premier siècle avant notre ère.

               "Les indices que nous donne Plutarque autorisent à considérer que le Mithra des pirates ciliciens est déjà suffisamment différencié du Mithra médico-persique et surtout du Mithra avestique pour porter toutes les'promesses du mithriacisme gréco-romain... " ( 1 )

     Ce lien des Mages avec Mithra, dieu de la lumière, leur adoration à Bethléem d'un enfant-roi rappelle explicitement qu'un enfant-roi était par définition un enfant-dieu; que l'Empereur romain était fréquemment appelé le nouveau Soleil, Néos-Hélios en abrégé Noêl. Finalement, l'histoire des Mages fixe définitivement la naissance du roi, nouveau Sauveur, au jour de la naissance de Mithra, le 25 Décembre, suivant la Tradition du Sol invictus. Cette fête de la lumière fut "christianisée" pour la première fois à Rome vraisemblablement le 25 Décembre 335, et non le 25 Décembre de l'an 5 avant notre ère, du temps d'Hérode le Grand. Le récit de Matthieu semble ainsi constituer une justification a postériori de cette fusion-transformation des cultes solaires voulue par l'Empereur Constantin, dans le cadre de son action tendant à renforcer l'unité de l'Empire.

     L'on trouve une confirmation de cette hypothèse dans le récit de la naissance de Jésus chez Luc (II -8,20) avec l'épisode des bergers. Ceux-ci n'ont pas été choisis par l'auteur au hasard, au lieu de vignerons, laboureurs, commerçants etc... Le mythe de Mithra met en scène régulièrement des bergers qui aident le dieu à naître d'un rocher grotte ou caverne; Mithra est qualifié de pétrogène; à sa naissance au solstice d'hiver, la roche dont il naît est arrosé souvent d'une "eau de la vie éternelle". Les deux évangiles rapportant la naissance de Jésus paraissent donc tout à fait concordants à cet égard. Jésus, nouveau Soleil puisque Enfant-Roi, naît comme le Sol invictus avec l'aide de bergers, puis il est adoré par les Mages, prêtres de Mithra. Sa naissance est donc un phénomène cosmique et non un fait historique, les deux dieux fusionneront en un dieu médiateur et cosmocrator, qui par la volonté politique de Constantin prendra le nom de Christ. Cette décision soulèvera d'abord dans les milieux lettrés de la société Gréco-Romaine une opposition d'autant plus ferme que les honestiores méprisaient totalement, pour cause d'athéisme, la religion des humiliores, même si elle triomphait par la vertu du nombre.
      La nécessité d'un consensus conduisit inévitablement ceux que nous appelons païens à accepter des appellations chrétiennes incluses en innovation dans leurs cultes; et les chrétiens, du fait de l'unicité de la divinité et non plus de sa complexité, à adopter des rites primitivement "païens", qui s'établirent progressivement dans leur liturgie. Ces échanges se situèrent à la fondation du baptême, de l'Eucharistie, de la Mise en croix (la croix n'était plus alors un instrument de torture depuis 320 environ).

      La caractéristique principale du récit matthéen réside en son irréalisme, son défaut de conséquences concrètes pour la population juive. Cette affirmation ne vaudrait rien, si Matthieu, Luc, et pourquoi pas Marc et Jean, nous montraient des files de pélerins se rendant de Jérusalem à Bethléem, régulièrement ou épisodiquement, pour se recueillir à l'endroit chanté par les bergers et magnifié par la visite des Mages possesseurs de richesses à faire tourner les têtes -mais où est passé l'or? - Leur venue avait troublé, non seulement Hérode, mais tout Jérusalem avec lui. Autrement dit, quelques dizaines de milliers de personnes auraient pu accompagner les Mages à Bethléem, voir l'Enfant-Roi adoré par ceux-ci, être transportés par l'aspect extraordinaire de cette histoire, et, après la disparition subreptice du nouveau-né, venir se rappeler ces moments stupéfiants, à l'occasion de courts pélerinages; Jérusalem n'est pas si éloignée !
      Les Mages se sont déplacés pour rien, leur aventure n'a laissé aucune trace; le récit même de Matthieu n'a suscité aucun retour à Bethléem; jusqu'au pélerinage de "l'homme de Bordeaux", dans les années 330 de notre ère,dit-on.

     Est-ce que l'évangile dit de Matthieu gagnerait en crédibilité avec le récit devenu celui des Saints Innocents? (Matthieu II -16,18). La supposée folie meurtrière d'Hérode le Grand reste totalement inexpliquée. S'agirait-il d'une peur maladive de perdre son trône? Hérode, très âgé, savait trop bien de la faveur de qui il le tenait pour craindre d'être supplanté par un enfançon totalement inconnu de Rome, même si né à Bethléem de la race de David disparue depuis des siècles. S'agirait-il, en ces temps troublés, d'une émeute organisée par les enfants judéens de moins de deux ans constituant un péril tout à fait inattendu? De fait, aucun historien romain du premier ou deuxième siècle de notre ère n'a dénoncé un tel génocide, bien que l'action des forces hérodiennes eût donné lieu à diverses estimations: le nombre des victimes se gonfla de quelques unités à 2.000, 14.000, 64.000, voire même 144.000 enfants tués. S'agirait-il finalement de simple littérature, de la réécriture du mythe millénaire de l'Enfant divin livré à l'hostilité de ses ennemis .? (2 ).

     La fête catholique des Saints-Innocents, "la science certaine" de la Bible, la véracité historique du Nouveau Testament affirmée par le Concile Vatican II élèvent indiscutablement cet épisode au rang d'un élément biographique dans la vie de Jésus: "c'est précisément ici, en ce point apparemment biographique, qu'on se trouve plus que jamais hors de la biographie " (3 )
      Enfin, notons le, le récit selon Matthieu de la naissance de Jésus ne peut avoir des Judéens pour auteurs. Selon le dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, la Bible juive accorde une attention particulière à la magie pour en prohiber les pratiques. La Bible juive va jusqu'à requérir la peine de mort pour certaines catégories de pratiques magiques. Sorciers et astrologues incarnent la tromperie et la duperie; selon la Mishnah la magie équivaut à l'idolâtrie. On imagine difficilement dans ces conditions que des Juifs, pieux et assez instruits pour écrire, auraient lancé à travers le désert une caravane d'astrologues trompeurs, passibles de la peine de mort, pour découvrir le Messie espéré par leur Nation. Le rôle majeur confié à ces Orientaux, sous leurs habits de prêtres et princes, avoue volontiers une origine étrangère, mésopotamienne sinon plus lointaine encore.

      D'autre part, la personnalité de l'Enfant-Dieu, Jésus, ne correspond en rien au modèle de l'Enfant-Miraculeux décrit dans de rares passages des Ecritures juives, par exemple Isaac (ou Jean-Baptiste). Ces derniers malgré une naissance miraculeuse restent toujours fils d'homme; ils ne sauraient possèder des qualités divines, apanage d'un fils de dieu, c'est-à-dire d'un roi. Quelle crédibilité pouvait présenter le fils de parents trop âgés pour procréer, face à Auguste, descendant de Vénus par les Julii, et fils d'Apollon-Esculape par sa mère, Atia ? La naissance virginale de Jésus le met au rang des héros divins, lignée illustrée par Bouddha et le géant Gargantua en autres. Il faut considérer Jean-Baptiste, d'après Luc, comme une première ébauche de Sauveur insatisfaisante, sans pouvoir salutaire sur les éléments, la fécondité de la Terre, la mort, miracles situés très au-delà des prodiges accomplis par les prophètes de l'Ancien Testament.

b) La naissance de Jésus selon Luc: En ce temps là...
     Matthieu nous conduit donc dans une période historique déterminée par un "au temps d'Hérode", soit la deuxième moitié du premier siècle avant notre ère correspondant approximativement à l'implantation du culte de Mithra dans le proche Orient. Luc nous transporte dans un tout autre paysage, la fameuse expression "en ce temps là" (II -1) n'a aucune résonnance chronologique; elle équivaut tout à fait à l'introduction habituelle des contes: "Il était une fois" L'élément anecdotique qui donnerait une vraisemblance au conte réside dans le recensement de Quirinius Gouverneur de Syrie. Ce Quirinius a bien existé; il a bien organisé le premier recensement de l'ancienne Ethnarchie d'Archélaos, successeur de son père Hérode le Grand dans le gouvernement de la Samarie, Judée et Idumée.
      Archélaos, au règne brutal, fut destitué en l'an 6 de notre ère par Auguste, sur plaintes répétées de ses sujets Judéens. L'on décida de rattacher directement l'Ethnarchie au Gouvernement romain par extension de la Province de Syrie et désignation d'un procurateur-préfet. Celui-ci vint se fixer, non pas à Jérusalem, mais à Césarée-Maritime pour les principales raisons suivantes:
            - Facilité de liaisons avec Antioche et Rome, par voie maritime.
            - Agrément d'une ville neuve construite selon les principes de l'urbanisme gréco-romain et dotée d'équipements adéquats (thermes, cirques, théâtres etc..)
            - Et surtout éviter de devenir otage d'une population juive facilement émeutière.

      La narration de Luc, qui se présente comme un informateur soigneux (1 -3), a posé aux historiens de notre temps de nombreux problèmes :
           - D'une part, l'évangéliste précise qu'Auguste aurait fait recenser à cette occasion le Monde entier pour la première fois (II -1). Tous les spécialistes du  XIXème et XXème siècle de notre ère, y compris en son temps Théodor MOMMSEN, se sont évertués à rechercher l'occurrence d'un tel recensement du "Monde entier" c'est-à-dire de l'Empire entier; ils l'ont définitivement niée. Luc a commis une erreur certaine, ce qui laisse douter fortement de la valeur de ses  informations. Un recensement eut lieu en Judée(pour la première fois),après son rattachement direct à la Province de Syrie, pour établir les bases de la fiscalité  applicable, ce qui désigne indiscutablement la fin de l'année 6 de notre ère ou le début de l'an 7.
          - D'autre part, l'on a noté que sa chronologie était pour le moins anbiguë. Il place la naissance de Jean-Baptiste (1 -5 à 38), précédant de 6 mois environ celle de Jésus, au temps d'Hérode, roi de Judée (1 -5). Si, comme certains le pensent, cet Hérode lucanien est Hérode le Grand, Roi des Juifs, l'on pourrait estimer à  plus de 10 ans (?) les grossesses d'Elisabeth et de Marie. Il vaut mieux estimer que cet Hérode est Archélaos, juste avant sa destitution par Auguste, et situer la naissance de Jean-Baptiste au plus tard le 25 Juin de l'an 6. L'on reste cependant dans les limites d'un calendrier très étroit, s'il est vrai que l'Esprit-Saint voulait faire naître Jésus le 25 Décembre de cette année là.

    Enfin, l'on est tellement conditionné par des siècles d'habitude à lire le récit dit de Luc comme "vérité d'évangile", que l'on en oublie totalement le non-rapport de la Galilée à ce dispositif du recensement. Celui-ci concernait, seule,l'ancienne Ethnarchie d'Archélaos, soit la Samarie, Judée et Idumée. La Galilée faisait partie de la Tétrarchie d'Antipas; bien que contrôlée par le Gouverneur de la Syrie, cette dernière constituait un gouvernement autonome, au moins jusqu'à la destitution d'Antipas en 38; elle conservait intacte sa structure administrative et fiscale; l'armée et la police locale restaient en fonction; l'exercice de la justice appartenait au Prince-client, sauf la plupart des affaires qui pouvaient entraîner la peine de mort. Le paiement d'un tribut à Rome symbolisait sa sujètion. En la circonstance, si Joseph habitait bien la Galilée (Luc II -4), il n'était pas tenu de se faire recenser, et ne serait pas allé à Bethléem pour cette raison précise.

     En bref, l'auteur, dit Luc, qui prétend être soigneusement informé (Luc l -3), a voulu justifier d'une manière apparemment logique un supposé voyage de Joseph de Nazareth à Bethléem; en utilisant l'autorité de Quirinius, il l'a situé dans un cadre légal pour le rendre plus vraisemblable. Il s'agit donc d'un simple "effet de réel" à l'efficacité relative; une fois repéré, cet "effet" ne saurait transformer en vérité historique un événement purement symbolique; dans la fiction d'un Jésus Messie des Juifs, descendant de David, sa naissance à Bethléem renforçait sa personnalité et devenait indispensable.

      Le déplacement de Joseph à Bethléem sert de prétexte au déploiement de généalogie opéré par (Matthieu et) Luc. Toutefois il ne suffit pas d'appartenir, de manière apparemment certaine, à la famille de David et être originaire de Bethléem ville de David, pour être Roi des Juifs: Joseph n'est-il pas charpentier malgré son ascendance royale et son lieu de naissance? Pour que Jésus devint Roi des Juifs il aurait dû recevoir l'onction divine par l'intermédiaire d'un prêtre ou prophète missionné à cet effet.
     Or, ce furent les Mages, prêtres de Mithra, qui vinrent l'adorer et le reconnaître comme Enfant-Divin par les dons spécifiques:
                 - De l'or, chair du Soleil
                 - De l'encens, parfum des dieux
                 - De la myrrhe, gage d'éternité

Il s'agit de l'attestation finale de l'identité de Jésus, nouveau Soleil, telle que pouvait la concevoir (?) un pieux lecteur ou auditeur de l'Evangile, sans trop se préoccuper des relations ayant pu exister entre David et Mithra.

     Luc inclut dans son récit:
                - D'abord, l'épisode des bergers qui a trop de relations avec la mythologie mithriaque pour ne pas venir confirmer l'intervention des Mages chez Matthieu.                 - Puis, il fait naître Jésus une deuxième fois après l'arrestation de Jean-Baptiste par Antipas, et son baptême" comme tout le monde ", par cette déclaration céleste: " tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré" (Luc III -21,25)
                - Ensuite, il place sa généalogie qui institue Jésus, fils d'Adam, fils de Dieu (Luc III -23, 38)

     Cet acharnement à vouloir prouver l'identité de Jésus par Adam n'est pas sans créer une dangereuse ambiguïté. En effet, Jésus, fils d'Adam par la chair, n'a pu être conçu qu'après la faute dite originelle, de ce dernier; Jésus souffrait donc des conséquences fatales de ce péché qui marquent toute l'humanité. Les futurs théologiens devront fabriquer les raisonnements les plus subtils pour illustrer au Concile de Chalcédoine la fiction des deux natures en une seule personne...

      En définitive, il n'y a pas à chercher de repères historiques certains dans l'histoire de la naissance de Jésus. Les différences chronologiques entre les récits dits matthéen et lucanien sont trop importantes; de 47 à 11 ans; vraisemblablement les auteurs n'ont jamais eu l'intention de tracer les commencements d'une histoire véridique de la vie du Sauveur. Comme le reconnaissent, maintenant, les prêtres catholiques romains, 30 ans après le Concile Vatican II, les évangiles sont écrits par des croyants pour des croyants; il ne faut pas y chercher une histoire, mais 'l'Histoire Sainte". Faire oeuvre d'archéologue ou d'historien ne soucie pas les évangélistes; leur but serait de transmettre la Foi en Jésus. Toutefois, une "Histoire Sainte" reste une histoire déclarée sainte par des hommes pour des raisons déterminées, qui s'offrent à l'examen... de la raison. ( 4 )

     Le fait le plus saillant des récits évangéliques reste précisément leur non-effet sur des populations supposées juives du premier siècle de notre ère. Aucun Juif de ce siècle n'a donné croyance à une naissance du Messie espèré, à Bethléem, dans les conditions générales décrites par les deux évangélistes. Personne ne s'est rendu sur place, par curiosité ou piété, pour vérifier le passage des Mages ou le récit des bergers. Nous en aurions des témoignages nombreux soit dans les Actes d'Apôtres, soit même dans les évangiles, ou les apocryphes. Les onze apôtres eux-mêmes n'ont jamais éprouvé le désir de se recueillir à Bethléem au lieu de la naissance de leur Dieu.

      Tout semble fait pour justifier a posteriori l'exécution de la volonté constantinienne, celle qui donna forme à la christianisation du culte solaire impérial dans les années 330 -336. Assurément, la Depositio Martyrum Romae d'Octobre 336 indiqua un premier Noël chrétien au 25 Décembre 335. Cependant, cette inscription n'est pas intervenue subitement sans aucun précédent. Depuis presque un siècle, des chrétiens latins avaient fait naître leur Sauveur avec le Soleil le quatrième jour de la Création, et les avaient totalement confondus.( 5 ) Depuis l'Edit de Milan en 313, certains milieux proches de la Cour, dans l'Administration notamment, devaient dans leurs pensées réunir Jésus et Apollon-Mithra. Le Martyrologue romain, désignation moderne de la Depositio, fit naître officiellement Jésus ce 25 Décembre 335, soit deux ans avant la mort de Constantin mais deux siècle avant que ne se fît sentir le besoin d'un cycle pascal que Denys le Petit calcula en fonction de la naissance de Rome faisant du mouvement chrétien un nouveau chapitre de l'Histoire romaine.

      Non contents de s'être appropriés définitivement après la crise marcionite de 139 -145 à Rome, les Ecritures alexandrines dites la Septante, véritable mine scripturaire d'où vinrent les divers scénarios de la vie de Jésus rédigés précisément pour attester la véracité de ces Ecritures, les chrétiens se donnèrent virtuellement un pays d'origine: la Galilée, ancienne colonie de la Judée simple Province romaine, dont la capitale Aclia Capitolina, anciennement Jérusalem,était interdite depuis 135 aux anciens autochtones. Les chrétiens achevèrent ainsi, dans les dernières années du règne de Constantin, leur quête identitaire; ils devenaient, dans l'Empire Romain, le nouveau peuple élu, ciment de cet Empire, peuple dont l'expansion voulait lui apporter une gloire et une puissance inégalées.
      Cette évolution des esprits s'exprima dans le premier pélerinage aux Lieux Saints de "l'homme de Bordeaux" dans les années 330, dit-on. Tout à la fois, ce pélerinage marquait la prise de possession de ces Lieux, venait instaurer un rite et répéter le mythe du Salut; c'était "l'Histoire Sainte" vécue; c'était l'aveu d'un désir irrépressible d'une éternelle enfance, dans une situation de dépendance entraînant les attentions les plus tendres; c'était la joie dans la quiétude de l'irresponsabilité; dans la quiétude d'une servitude exprimée par les bras refermés de la mère, l'Eglise, répétant sans cesse ses commandements "divins", sachant apaiser un besoin d'absolue certitude.

c) La Mort de Jésus selon Luc:
     1 Les anachronismes du scénario

      Aucun évangile n'avance une date certaine de la mort de Jésus. A partir de ce constat, la bonne méthode consiste, sembe-t-il, à chercher à fixer la date du début de la vie publique de Jésus, d'estimer celle-ci aussi précisément que possible, pour arriver enfin à la scène finale de la Passion dessinée par les témoignages évangéliques.
      Luc, incontestablement, apporte sur les débuts publics de la vie de Jésus les renseignements les moins imprécis, en nous contant paradoxalement la vie publique de Jean-Baptiste. Le chapitre III de l'évangile lucanien comporte en effet deux parties:
          - la première, la plus longue (III -1,20), traite de la vocation de Jean:
                 "L'an 15 du gouvernement de Tibère César, Ponce-Pilate étant Gouverneur de la Judée, Hérode Tétrarque de Galilée, Philippe son frère; Tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide,... la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie dans le désert... "
            jusqu'à la mise en prison du prophète par Hérode Antipas.
          - la deuxième partie (III -21, 38) commence la vie publique de Jésus:
                 "Jésus à ses débuts avait environ 30 ans" (III -23)
            Cette fin de chapitre établit pour l'essentiel la généalogie de Jésus par Joseph (III -23, 38) jusqu'à Adam, "Fils de Dieu".

      Ainsi, deux indications ressortent du texte:
           - D'une part, Jean disparait pour permettre à Jésus de se manifester comme s'il était un faux jumeau;
           - D'autre part, la vie publique de Jésus commencerait "à environ 30 ans".

     Or, comme l'ère chrétienne sera inventée après les calculs de Denys -le Petit, il faut estimer ces "30 ans" en fonction de la chronologie lucanienne elle-même, d'autant que Denys le Petit fixera la naissance de Jésus à partir de la date mythique de la création de Rome, délaissant totalement les généalogies des évangiles pour faire du christianisme un chapitre de l'histoire romaine.

      Jésus serait né à l'occasion du recensement de Quirinius gouverneur de la Syrie, soit au mieux le 25 Décembre de l'an VI de notre ère (Luc II -1,8 ) Jésus commencerait donc sa vie publique soit un peu avant cette date, au printemps de l'an 36, soit un peu après, au printemps de l'an 37.

     Figurent déjà dans ce chapitre III de Luc les personnages clés de la Passion: Pilate, Hérode Antipas, les grands prêtres Anne et Caïphe; quant à Lysanias, Tétrarque d'Abilène, il mourut avant 37 , et son pays fut remis par Caligula entre les mains du petit-fils d'Hérode le Grand, Agrippa 1er,. roi des Juifs, mort prématurément en 44 de notre ère.

         - Pontius Pilatus
      Appartenant à l'ordre équestre, Pilate fut, dans la Province de Judée, Préfet du Gouverneur de Syrie et Procurateur chargé de l'administration des domaines impériaux. Il succèda en 26 de notre ère à Valérius Gratus et resta en fonction jusqu'en 36 : l'Empereur Tibère, soucieux de la qualité des hauts membres de la hiérarchie administrative, inclinait à laisser en place les mêmes hommes lorsqu'ils donnaient satisfaction. Pilate était jugé comme un excellent fonctionnaire. Il habitait Césarée-Maritime. En tant que Préfet, il commandait les troupes de maintien de l'ordre; en tant que Procurateur il avait la charge des finances de cette partie de la Province de Syrie.
      En 26, après son arrivée, Pilate s'efforça d'introduire le culte impérial en essayant de placer dans le Temple de Jérusalem des images peintes à l'effigie de Tibère; d'où immédiatement une émeute qui l'obligea à revenir sur sa décision. Pilate provoqua un nouveau tumulte en cherchant à prélever abusivement une partie des sommes déposées au Temple.
      Il quitta définitivement sa charge en 36 de notre ère, soit qu'il regagnât Antioche en fin d'année, soit qu'il retournât directement à Rome; en ce cas, il abandonna Césarée par voie de mer avant fin Septembre, du fait de l'arrêt de toute navigation jusqu'au printemps suivant. Aucun tumulte n'est signalé dans les années 35, 36,qui aurait nécessité une action de police contre Jérusalem.

       - Hérode Antipas
     Tetrarque de Galilee et de Pérée, nommé à la mort de son père Hérode le Grand en 4 avant notre ère, Hérode Antipas exerça son gouvernement de Prince-Client, sans accroc jusqu'en 38 de notre ère. Il disparut en exil à Lyon pour avoir sollicité de Caligula le titre de Roi des Juifs; cet Empereur l'accorda à Hérode Agrippa Ier., qui avait été élevé avec lui à Rome en tant que Prince-Otage, et était devenu son ami.

       - Les Grands Prêtres
      Après la déposition du grand prêtre en exercice en 4 avant notre ère, il fallut attendre l'an 15 de notre ère pour qu'un nouveau fût nommé. Caïphe gendre de Anne fut installé par le Préfet Valerius Gratus en 18 et resta en place jusqu'en 37. Les grands prêtres étaient clairement subordonnés aux Romains. Le Préfet avait la garde des vêtements sacerdotaux; l'étroite tutelle exercée par les forces d'occupation otait au grand prêtre tout prestige auprès de la population.

     Ces principales données de la situation permettent d'aboutir aux résultats suivants:
        - Vie publique de Jésus commençant en 36
             -Si durée de un an, Jésus meurt en 37; Pilate et Caïphe ne sont plus en fonction.
             -Si durée de 3 ans, Jésus meurt en 39; Pilate, Caïphe et Antipas ne sont plus en poste.
       -Vie publique de Jésus commençant en 37
             -Dans tous les cas, les principaux acteurs de la Passion ont disparu.

      Une seule conclusion s'impose: la vie publique de Jésus, sa Passion et sa Mort ne relèvent pas de l'Histoire mais de la Foi.

2)   Le récit de la Passion en questions

     Les anachronismes du récit de la Passion nous conduisent inévitablement à nous rappeler les conditions "préhistoriques", sous l'emprise de l'oralité, de la transmission de la Foi des fidèles de Chrestus au premier siècle de notre ère. Tous imaginaient leur Sauveur perpétuellement présent, agissant, bienfaisant, et non mort; encore moins, si l'on peut dire, mort sur une croix, arbre de leur malheur, et non instrument de leur Salut. (6) Cette constatation signale une telle contradiction, voire une telle impossibilité ,qu'il faut bien en convenir:: le récit de la Passion a été rédigé plusieurs siècles après Tibère et Ponce-Pilate. Le Concile de Nicée, en 325, ne contient aucune allusion ni dans son Credo ni dans ses Canons, à une crucifixion du Sauveur; il faut attendre le Concile de Chalcédoine, en 451, pour que Sa mise en croix soit proclamée vérité de Foi.

     Si les fidèles de Chrestus avaient reconnu dans les Judéens les meurtriers de leur Dieu, ils se seraient à l'évidence soulevés contre ces derniers pour les poursuivre, et si possible les exterminer; ils auraient détruit tout ce qui leur aurait rappelé cette race maudite, y compris les écritures "Sacrées" juives, même celles traduites en grec à Alexandrie, où la communauté judéenne était particulièrement importante. Bien plus, à l' époque du christianisme triomphant, l'Empire romain aurait armé toutes ses forces contre les déicides pour effacer jusqu'à leur nom de la surface de la Terre, puisqu'ils auraient incarné le type même de l'ennemi.

     Rien de tel ne s'est produit.
     Les Juifs, libres, bénéficièrent de la citoyenneté romaine dès 212 sous Caracalla; ils furent autorisés continuellement à pratiquer leur religion reconnue comme religio licita. Alors que la répression religieuse catholique s'exerçait férocement contre les philosophes - le meurtre horrible d'Hypatie par exemple - et les pratiquants des cultes ancestraux gréco-romains, les Juifs se virent seulement interdire de possèder des esclaves chrétiens par le Concile de Nicée II en 787 (Canon 8). Les persécutions exercées par les moines catholiques incitèrent certainement des foules juives à émigrer en Perse, où elles pouvaient pratiquer leur culte sans entrave, sans aucune crainte; et à partir de 638 à retourner à Jérusalem arabisée, où les accueillirent les nouveaux occupants islamiques,leurs cousins.

     Dans l'Empire romain, ils ne firent l'objet d'aucune mesure d'extermination. L'interdiction de possèder des esclaves chrétiens les conduisit à restreindre leurs activités économiques, et à se concentrer sur des professions, nous dirions de type tertiaire,exigeant peu de main-d'oeuvre en dehors de la famille ou du clan: le commerce, les activités financières etc , dans lesquelles il excellèrent.
      Les Empereurs et Rois carolingiens, très chrétiens, créateurs en 754 -756 de l'Etat Pontifical puis ses protecteurs patronaux, firent bénéficier les communautés juives en Europe Occidentale de faveurs et soins accordés en récompense de leurs interventions commerciales efficaces, dont profitait l'ensemble de leurs pays; à l'exemple des communautés de Narbonne, Limoges ou Rouen.
      Finalement, les Juifs réussirent trop bien, attisèrent les haines contre eux, notamment de la part des Ordres monastiques. Ceux-ci capitalisaient, dans tout l'Occident, terres et immeubles, or, argent, pierres précieuses, tissus rares, oeuvres d'art, reliquaires surenrichis ; ils manquaient toutefois de liquidités, qu'ils se procuraient en gageant auprès des Juifs quelques morceaux de leurs trésors. La crise éclata à l'occasion de la première croisade en1095, qui jeta des dizaines de milliers de personnes, féodaux, chevaliers et leurs entourages,sur le chemin de Jérusalem. Ces personnes vendirent ou empruntèrent en gageant tout ou partie de leurs biens aux couvents des Grands Ordres, principalement Cluny, pour obtenir la monnaie nécessaire à la couverture des frais de l'expédition. Ces couvents vite démunis se tournèrent vers des prêteurs juifs, mais tous les Croisés ne revinrent pas en Occident après 1099; ainsi, beaucoup de gages importants restèrent entre les mains des financiers juifs.

      Il y eut une sorte de renversement des valeurs; la puissance des moines fut directement menacée par celle des banquiers; à tel point que l'Abbé Général de Cluny, Pierre le Vénérable, dans les années 1146, écrivit au Roi de France Louis VII pour lui demander d'exproprier les Juifs, de les réduire à l'état d'esclaves, et de répartir leurs biens entre les Ordres principaux. Cette lettre servit de base à son traité "Adversus Judaeos". Certes, il n'obtint pas satisfaction; bien que les Juifs orientaux aient été déclarés Infidèles, comme les Musulmans, par le Pape Urbain II prêchant la croisade en 1095. Mais comment distinguer les Orientaux des Occidentaux? Tous les Juifs furent progressivement, dans la chrétienté, catalogués Infidèles c'est-à-dire ennemisdu Christ-Roi.

     De surcroît, dans les premières années de ce XIème siècle, les paysans, révoltés contre leur Dieu qui n'assurait plus leur nourriture et sa tâche de Fécondateur, avaient fini par adopter l'idée de sa mort. Des moines avisés rappelèrent que la vie de Jésus s'était déroulée, disait-on, en Galilée; Jésus avait donc été sacrifié par les Juifs de ce temps là; ceux-ci en pleine conscience de leur crime auraient déclaré à Pilate:
                             " Que son sang soit sur nous et sur nos enfants" (Matthieu XXVII -25)
     La logique des évangiles devait implacablement s'exercer; elle excusait ainsi les premiers pogroms meurtriers, les premiers bûchers, sur lesquels en 1096, dans les hautes vallées du Rhin et du Danube, les troupes de Pierre L'Ermite torturèrent les premières victimes juives de l'antijudaisme chrétien.

      La conclusion se dessine assez clairement: le déicide juif n'a jamais existé; ce n'est pas le meurtre de Jésus par les Juifs qui est à l'origine de l'antijudaisme chrétien; c'est l'antijudaisme chrétien qui constitue la source des récits de la Passion du Sauveur. Cet antijudaisme a des causes économiques très précises, exposées avec talent par des moines désireux de conserver leurs pouvoirs intacts à l'encontre de Juifs devenus trop puissants, suscitant des haines trop vigoureuses.
      R.Simon, critique avisé, dans un ouvrage de 1681 intitulé " Les Juifs présentés aux Chrétiens " parle précisément des richesses des Juifs Français; il note:
                " Ils possèdaient les plus belles terres et les plus belles maisons des environs de Paris. Les grandes usures (les prêts à intérêt) qu'on leur permettait d'exercer, sous prétexte que le public en recevait de l'utilité, les avaient rendus si puissants, qu'on fût enfin obligé de les détruire" ( 7 )

     Vers le XIIème siècle, Pierre le Vénérable, le dernier des Grands Abbés de Cluny, avance dans son traité " Adversus Judaeos " des arguments qui affutent notre curiosité. Il faut, dit-il, garder les Juifs en vie sous réserve de les asservir aux chrétiens et de les priver de leurs biens; leur parasitisme économique dépouille en effet le Christ de ses richesses; entendons que la fortune capitalisée par son Ordre appartenait,selon lui, au Christ-Roi. La présence des Juifs devait rappeler aux chrétiens, continuellement, le sacrifice de leur Dieu. Le Concile du Latran III en 1179 reprendra l'essentiel de ce raisonnement en déclarant que les Juifs doivent être soumis aux chrétiens et que ceux-ci doivent les protèger par pure humanité (Canon 26).

      Nous pouvons en déduire que:
           - Au milieu du Xllème siècle la mort supposée de Jésus par une action des Juifs était reconnue dans la chrétienté, avec des variations suivant les régions.            - Cette constatation pseudo-historique était récente puisque Pierre le Vénérable ne se réfèrait à aucun élément de tradition, soit orale soit écrite.
           - Vouloir transformer les Juifs en mémento de la Passion du Christ tendait directement à combler un vide. En effet, les évangiles étaient là pour instruire les fidèles de la vie terrestre du Sauveur et de Ses enseignements divins; ils étaient lus et ressassés jours et nuits par les moines; lus et commentés tous les dimanches par le clergé pour l'édification des foules pieuses; et ceci depuis leur écriture au premier siècle de notre ère, affirment les experts en langue divine.
    Si les évangiles avaient comporté une relation de la Passion, n'y aurait-il pas eu là un mémento perpétuel si poignant que rien n'aurait pu sauver les Juifs du châtiment encouru? Le raisonnement de Pierre le Vénérable constate donc l'inexistence d'un tel récit dans les évangiles lus en son temps. Pouvons-nous douter de la qualité de son jugement, de son témoignage? Pierre le Vénérable était non seulement un très haut dignitaire ecclésiastique mais un auteur dont l'oeuvre abondante reste marquée d'un esprit "de réflexion vigoureuse originale et sereine". Pierre le Vénérable est estimé comme " la plus belle expression de l'humanisme chrétien du Xllème siècle ". (8 )
     Vouloir monumentaliser les Juifs en mémento de la Passion était une tentative humanitaire pour leur éviter les tortures et la mort, parce que rien d'indiscutable, comme une lecture des évangiles, n'existait alors.
      Vraisemblablement, les récits de la Passion du Sauveur ont été suscités par la piété franciscaine au milieu du Xlllème siècle, et complètés ultérieurement après la pandémie de peste noire de 1348; juste avant la création au XVème siècle des chemins de croix, dans les églises et chapelles de la chrétienté, qui donnèrent à ces récits les illustrations dont avait besoin la piété populaire pour s'émouvoir.

d) La durée de la vie de Jésus
     Si l'interrogation porte sur la durée réelle de la vie de Jésus les résultats divergent considérablement:
           D'après Jean (VIII -57), Jésus avait environ 50 ans.
      C'est cette tradition qu'Irénée développa dans son livre (9) " Contre les hérétiques " (II -2, 22, 5), en affirmant, suivant les Anciens ayant connu Jean, que celui-ci et d'autres apôtres attribuaient à Jésus une cinquantaine d'années. Compte tenu de l'autorité du quatrième évangile et d'Irénée, la question se pose de savoir pourquoi en dernier lieu on adopta la version d'une vie terrestre de Jésus réduite à 31 ou 33 ans. Dans ces deux hypothèses, l'allégorie semble l'avoir emporté sur la précision biographique; dans le premier cas Jésus est assimilé à l'Agneau Pascal âgé de un an, l'anniculus; dans le deuxième cas, c'est à Alexandre qu'il_fait penser:  Le Christ ne saurait être inférieur, en aucune manière, au plus grand roi-dieu de l'Antiquité.

      En tout état de cause, la conclusion se confirme: pas plus que la naissance du Sauveur, sa vie publique, sa mort, la durée réelle de sa vie terrestre relèvent de l'Histoire; ce sont des croyances correspondant d'une part à l'état des connaissances générales des "fidèles" de l'Antiquité, et d'autre part à leurs états psycho-sociologiques compensés par l'intrusion d'images d'autant plus puissantes que ces états sont plus contraignants.

     Il reste cependant à découvrir, si possible, pourquoi la mort de Jésus a été située non seulementc sous Tibère, mais aussi du temps de l'administration de Ponce-Pilate. Ce dernier point amène inévitablement à examiner la scène de la mise en croix, proclamée, pour la première fois, vérité de foi, par le Concile oecuménique de Chalcédoine en 451, comme expliqué par le paragraphe suivant. " L'effet de rée l" de la référence à Tibère se rattache, semble-t-il, à la qualification royale de Jésus reconnue par Pierre (Marc VIII -29) s'exprimant pour tous les disciples:
           "Tu es le Christ "; non pas un roi, mais le roi absolu, le roi des rois; déclaration qui répond à la fondation potentielle du mouvement dénommé plus tard le Christianisme.

     Cette reconnaissance royale a lieu près de Césarée de Philippe, c'est-à-dire au-delà de la Palestine, au nord de la Galilée, dans la Tétrarchie de Philippe, troisième fils d'Hérode le Grand mentionné par les évangiles; près des sources du Jourdain et de l'ancienne cité de Panias (Panion ou Panée), où se situe un magnifique temple de Pan; il abrite deux statues qui évoquent la victoire en 200 avant notre ère d'Antiochus le Grand sur les Lagides chassés définitivement de Palestine. C'était un lieu religieux très connu et fréquenté, si bien que le déplacement de Jésus et ses disciples prend des allures de pélerinage.... et d'identification.

     La qualification traditionnelle d'un roi, fils d'un dieu, était celle de berger de son peuple, mais il y avait déjà un berger héros mythique, héros divin, en la personne de Pan; d'où une assimilation facile à ce personnage. Or ce dernier avait été déclaré mort sous Tibère par Plutarque, dans ses " Oeuvres morales " et précisément son traité sur " La disparition des oracles " paru dans les années 115 de notre ère. Plutarque était un écrivain important sous l'empereur Trajan; il était très connu et fut commenté pendant des siècles dans les cercles de lettrés; son autorité était grande et il marqua sûrement les cercles instruits chrétiens, qui raisonnèrent par référence à son oeuvre une fois accomplie l'innévîtable confusion entre Pan et Jésus. Celle-ci pourrait paraître artificielle, s'il n'y avait cette volonté affirmée de l'évangéliste de fonder potentiellement le mouvement chrétien par référence à Pan, à Panias et non à Jérusalem. La qualification royale de Jésus ,dans la vie du christianisme,est fondamentale, au contraire de sa messianité juive supposée.

                                                                          La crucifixion ( le TINTORET )

                              II                 La mise en croix

a)  L'invention de la croix chrétienne

     A l'appui des remarques précédentes sur la foi et l'histoire, on se reportera aux scènes évangéliques de la Passion pour constater les effets de "réel" insérés par les auteurs dans des séquences qui restent totalement inventées; comme la croix de Jésus fut inventée dans la tradition syriaque d'Edesse, aux environs de 330. Cette invention fut reprise par des chrétiens de Jérusalem dirigés par l'évêque Macaire. Constantin, pour faire abattre le temple d'Aphrodite construit après 135, aurait ordonné à Macaire de déblayer le site. Macaire aurait invité sa communauté à prier et aurait obtenu par une révélation divine des indications sur l'endroit où se trouvaient le sépulcre et la croix , mais aucun évangile n'indique que la croix de Jésus aurait été déposée dans son tombeau ou aurait été vue dans ce tombeau après la résurrection! Cet ordre supposé de Constantin revêt un caractère d'autant plus irréaliste que la croix, à laquelle Jésus aurait été fixé,n'aurait pu être déposée dans le tombeau vu ses dimensions; elle appartenait en outre à l'armée romaine, et le pieu central (stauros)devait rester en place pour être, si besoin, à nouveau utilisé; en toute hypothèse, ce pieu demeurait comme une menace pour d'éventuels émeutiers.
      Nous sommes donc en pleine légende constituée par ce que racontait plus tard le moine Alexandre dans son livre "De inventione sanctae crucis".(10)Cette croix, cependant, ne ressemblait en rien à l'arbre fatal que les esclaves chrétiens avaient toujours refusé de vénérer comme l'instrument de leur Salut, refus dont Minucius Felix dans son"Octavius"et Tertullien s'étaient faits l'écho. Il s'agissait plus précisément de trois croix aux dimensions d'amulettes égyptiennes, telle la croix du Caducée, ou la croix ansée, symboles millénaires de la vie éternelle, comme le montre avec art le triptyque de Stavelot.

      Paulin de Nole, au Vème siècle, riche aristocrate aussi cultivé que ses contemporains Jérôme et Augustin, liait clairement les recherches de la communauté chrétienne de. Jérusalem, à la possession des évangiles. Si donc ceux-ci avaient circulé avant le cataclysme déclenché parDioclétien en 303, ils ne contenaient aucune indication sur une mise en croix du Sauveur. Sinon, Macaire et ses prédécesseurs auraient honoré de leurs dévotions des lieux forcément connus depuis longtemps, et n'auraient pas eu à les inventer. En bref, à Jérusalem, il n'existait pas encore de Via Dolorosa avec des stations déterminées:
           " ....On rechercha ce chemin de la douleur après qu'en Europe les disciples de Saint-François eurent fait de la reproduction des souffrances de Jésus un exercice spirituel ...." (11)

b)  La croix symbole de vie éternelle

      L'illumination divine de l'évêque Macaire eut les conséquences les plus importantes car elle permit l'insertion ultérieure de Jésus dans la cohorte fournie des dieux de la Fécondité, qui rituellement mouraient et ressuscitaient, Osiris et Attis notamment. A la suite des décisions des empereurs Gratien et Théodose 1er. en 380, le premier Concile oecuménique de Constantinople convoqué en 381 élabora un nouveau credo différent de celui de Nicée qui, pour la première fois, mettait en croix Jésus sous Ponce-Pilate.
      Certes, l'original des décisions de ce Concile a disparu, et les témoins anciens ne font aucune mention du nouveau symbole de la Foi, jusqu'au Concile de Chalcédoine en 451, qui le reprit à son compte.
      Désormais, pour les populations de l'Empire romain, Jésus, sous sa forme d'esclave, doté des deux natures en une seule personne, mis en croix, symbole d'éternité, ressuscitant, devint la seule et unique figure remplaçant d'un coup tous les dieux et héros divins, par lesquels, depuis la plus lointaine Antiquité, les hommes célèbraient la Fécondité. Après avoir conquis la place des dieux solaires le 25 Décembre 335 à Rome, il manifestait sa puissance en se substituant glorieusement aux divinités de l'ancien cycle lunaire.
       Les processions très populaires de dendrophores, dans le culte d'Attis, avaient été admises jusque dans les années 415. La société romaine, essentiellement rurale, resta donc pendant une génération environ sans culte de la Fécondité. Il suffisait de quelques disettes dans les Provinces de l'Empire ou en Italie pour en rappeler l'absolue nécessité; d'où la christianisation finale de ces rites antiques, repris dans le contexte de la mise en croix du nouveau et unique Dieu.

c)  Représentations iconographiques

     La Mise en croix fit l'objet de reproductions iconographiques, mais assez tardives. A la fin du VIème siècle, vers 586, le peintre anonyme des Evangiles de Rabula, évêque d'Edesse au temps du Concile de Chalcédoine, traducteur des évangiles en syriaque, représente cette scène d'une manière étonnante à nos yeux habitués à contempler le Sauveur torturé à la façon d'un Grünewald expressionniste fantastique. Là, au contraire, Jésus sur la croix ne trahit aucune souffrance, les bras ne sont pas fléchis sous le poids du corps, les yeux sont ouverts et vifs; bien plus, Jésus est vêtu d'une longue tunique sans manche, dont la décoration caractérise la qualité royale du personnage. Son attitude est d'autant plus frappante qu'il est entouré de deux personnages dont le torse gonflé trahit la souffrance de l'asphyxie provoquée par la crucifixion et la douleur extrême à ne plus pouvoir respirer. Les filets de sang coulant des mains et des pieds n'évoquent pas une hémorragie mais bien plutôt des galons décoratifs; bref, nous contemplons, sur la croix symbole de vie éternelle, le Roi, Dieu des hommes figurés par un attroupement, dans sa puissance et son triomphe, abreuvant la Terre de son énergie vitale, lui assurant par son sang la fécondité, en une ostension hyperboliquement royale et salutaire.
      Cette illustration du manuscrit de Rabula ( Evangéliaire de Rabula )constitue vraisemblablement la première représentation de la Mise en croix du Christ; mais il ne s'agit pas d'un cas isolé comme nous le montrent en autres exemples la fresque dans l'église de Santa Maria Antiqua à Rome, datée de 741- 752, et les plaques d'ivoire sculptées du musée de Narbonne, du début du XIème siècle.

     P.HOCHART, écrivant ses "Etudes d'Histoire religieuse" en 1890, rappelle, dans son dernier chapitre sur le Crucifix, qu'au VIIIème siècle à Constantinople Jésus était représenté habituellement avec une croix sous forme de tau à la main,ou, derrière la tête, comme on le voit sur un sou d'or byzantin. On gravait, ou peignait, le portrait de Jésus sur des taus en or, argent, airain, bois ; on le représentait souvent les bras étendus dans l'attitude de l'orant, attitude de prière et de bénédiction. Dans tous les cas, ce n'était pas Jésus suspendu ou cloué à l'arbor infelix; c'était le Roi-Dieu dans son triomphe et sa toute puissance, l'antinomie de l'esclave torturé mourant dans les affres de l'asphyxie.

     Quel rapport pouvait-il y avoir entre ces diverses illustrations d'un même thème de gloire éternelle, et des textes sacrés décrivant la passion d'un homme-dieu? Aucun assurément. La conclusion provisoire à tirer s'énonce aisément: les évangiles de ces temps ne contenaient pas de scènes-doloristes relatives au supplice de la croix.

     A partir de la fin du IXème siècle et durant tout le Xème, l'Occident traversa une période très sombre de son Histoire. A l'écroulement de l'Empire carolingien, à l'établissement cahotique de la féodalité s'ajoutèrent les razzias des pirates Sarrazins, les invasions des Scandinaves, des Slaves et des Hongrois, les pestes endémiques et les famines etc....
             " Sur les chemins, les forts saisissaient les faibles, les rôtissaient, les mangeaient, on vit même parfois la chair humaine en vente sur les marchés" (12)
      On redoutait, ou espèrait la fin du Monde! On venait aux églises demander aide et consolation; jusqu'à la révolution des paysans qui y pénétrèrent pour briser les représentations de leur dieu, en 1003.

     En définitive, l'on peut distinguer trois phases ou périodes principales dans l'iconographie chrétienne de la crucifixion:
           - De la moitié du Vème siècle à la fin du Xème siècle une phase triomphale caractérisée par l'évangéliaire de Rabula.
           - Du XIème siècle au XIVème siècle une période "d'endormissement doloriste" murie par la mystique franciscaine, illustrée magnifiquement par les oeuvres de Cimabue dans les années 1270.
          -A partir du XVème siècle la phase hyper-réaliste des Chemins de Croix dans les églises, des Descentes de Croix, Stabat Mater, Mises au Tombeau; période bien représentée par Grünewald.

     Notre imaginaire moderne est totalement conditionné par les innombrables oeuvres peintes ou sculptées conçues dans cette dernière perspective, si bien qu'il convient de rappeler quelques faits avérés pour comprendre la nécessité du passage de l'une à l'autre période.

Reliquaire de la sainte croix ( XI ème siècle, musée du louvre )


d)  Origines du culte de la croix

     Rappelons d'abord que:
           - La Croix n'est pas une invention chrétienne; elle est née quelques millénaires avant l'ère chrétienne comme symbole pratiquement universel de la Fécondité  lunaire; aussi bien chez les Mésopotamiens, Syriens, Phrygiens, Phéniciens, Egyptiens etc...
      Plus précisément, la croix figure schématiquement, tronc et branches, l'arbre de vie toujours vert: le pin de Cybèle-Attis, en Phrygie, puis à Rome à dater de la fin du IIIème siècle avant notre ère; l'olivier, le laurier, ou le palmier ou le saule (à Chypre dans le culte Dionysiaque), l'yggdrazil dans l'Europe du Nord ...etc  C'est l'arbre lui-même qui symbolise la vie éternelle. Les cultes de la Fécondité lunaire honorent des divinités féminines diversifiées suivant les régions ou pays:Ishtart ou Astarté, Cybèle, la Grande-Mère, Isis, Tanit Pratiquement, tous ces cultes ont été concentrés à Rome puis se sont répandus dans les provinces de l'Empire, ainsi que les cultes de la Fécondité solaire attachés à Apollon-Esculape, Mithra, Elagabal, principalement.

          - Le terme de crucifixion n'est pas chrétien; il a envahi la littérature latine dans la dernière moitié du premier siècle avant notre ère après l'échec de la révolte de Spartacus. Catulle par exemple l'emploie par métaphore dans l'un de ses poèmes pour exprimer la douleur causée par un amour déçu:
                            "J'aime et je hais. Comment, dis-tu, est-ce possible? je ne sais mais le sens et j'en suis crucifié" (13)

     Il serait nécessaire, pour juger sainement des situations, que les chrétiens "fidèles" ne voient pas leur dieu dans toute représentation d'un esclave en croix. Le dogme des deux natures en une seule personne, qui sur terre s'incarna en un esclave, a été promulgué seulement en 451 par le Concile de. Chalcédoine. Avant cette date, les images du Christ (Christ ne signifie pas crucifié mais Roi) sont très peu nombreuses et répètent des thèmes esthétiques que nous appelons "païens" : le Char solaire d'Apollon, le Bon Berger ou Orphée, les deux Poissons etc Essentiellement le Christ est conçu comme le Roi des Rois, absent et représenté par  l'Empereur romain; ce qui détermine dès le IVème siècle la construction de basiliques impériales devenues ensuite les plus vieilles églises de la chrétienté.

     Toutefois, la première représentation de Jésus dans un document officiel date de 540, sous forme d'imago clipeata, entre le portrait de l'Empereur Justinien et celui de son épouse. Cette figuration ne s'est développée qu'à partir du VIIIème siècle; après que le Concile tenu en 692 à Constantinople, in Trullo, eut énoncé dans le canon 11 l'obligation de représenter Jésus Christ sous forme humaine et non plus symboliquement.

     Il faut s'en tenir à l'Histoire. En l'occurrence, ses leçons paraissent assez claires. La religion chrétienne ne résulte pas "d'une révélation divine" placée (en 525) par Denys le Petit au 25 Décembre 753 ab urbe condita. Elle prend, dans un contexte nouveau unificateur, la suite des cultes que nous définissons comme païens; elle est la manifestation, en un seul rite, des divers cultes de la Fécondité.

     Contrairement à ce que semblaient penser, vers la fin du IVème siècle, Ambroise de Milan l'instigateur et Théodose Ier. l'exécutant, il ne suffit pas pour unifier un Empire d'imposer une religion unique à ses citoyens, surtout s'il s'agit de celle pratiquée par la grande masse des esclaves et plébéiens. Les citoyens romains estimaient dans leur majorité que cette pratique revêtait une forme d'athéisme, puisqu'elle obligeait Dieu à devenir un homme.
      Les sanctions les plus graves, édictées pour forcer à l'obéissance, établissaient, non pas la persuasion nécessaire des consciences individuelles et collectives, mais un régime séculaire de persécutions, inefficace quant au fond, même s'il pouvait apparaître produire des résultats satisfaisants. De fait, comme malgré eux, les évêques catholiques orthodoxes, opportunistes issus de familles aristocratiques, durent adapter leur liturgie aux croyances des "convertis", leurs parents et leurs proches. Après l'adoption officielle de la croix, en 451, symbole millénaire, l'importance primordiale pour une population essentiellement paysanne des rites de la Fécondité imposait "la christianisation" des cultes ancestraux des divinités lunaires et de leurs parèdres. L'on s'en distingua cependant en clouant sur la croix le dieu de la vie pour bien attester qu'il était devenu un homme conformément à l'opinion des esclaves et humiliores, et pour visualiser son sang fécondateur.

     Le triomphe de leur Dieu, éclatant dans l'évangéliaire de Rabula, Lui permet ainsi d'accueillir ses fidèles, pendant au moins cinq siècles, dans leurs agenouillements et leurs adorations, sans équivoque, puisque ce dieu était accompagné habituellement du Soleil et de la Lune, principes apparents de la fécondité placés par les peintres au-dessus et de chaque côté de la croix de vie.

     Tout aurait pu continuer ainsi éternellement, si le dieu sur la croix, pourtant bien chez lui dans l'éternité, n'avait montré des accès de très grande faiblesse, qui amenèrent les paysans chrétiens à constater sa mort. Les "grandes faims" se succédèrent en 793, 850, 868, 896, puis en 1005 et 1032. Chaque fois les conséquences furent insupportables; conduisant des hommes à se nourrir de la chair d'autres hommes pour survivre; elles les poussèrent à la révolte contre les Autorités et l'Eglise, qui étalait une richesse aveuglante en ces temps d'extrême misère. Les mouvements insurrectionnels surgirent de 987 à 1032, dans les campagnes normandes en 996 -997, en Rouergue, au Berri, en Champagne au tout début du Xlème siècle. Là, les paysans ameutés par un dénommé Lieutard envahirent les églises brisant tout ce qui représentait leur Dieu, le Fécondateur, abreuvant,disait-on, la terre de son sang pour y donner sa Vie. L'existence de "grandes faims" depuis tant d'années manifestait à l'évidence la mort de Dieu. Les paysans par leurs révoltes en tiraient la conclusion.

     On passa ainsi de la première phase à la seconde , tant il devenait impossible de maintenir ces premières images de Jésus Christ; celles-ci revêtaient en effet le caractère d'une véritable provocation compte tenu de la répétition des "grandes faims" cataclysmiques.

     Pour les esthètes chrétiens, cette première phase reste pratiquement inexplicable. Que pendant cinq siècles Jésus ait été représenté sur la Croix en situation de triomphe, vêtu comme un roi, yeux ouverts et regard brillant, bras horizontaux, visage serein, contredit totalement ce qu'ils ont appris. Selon eux, il serait mort à 31 ans pour nous sauver du péché, suite du péché originel du fait de notre chair. Christ, mort crucifié, ne peut triompher sur son arbre de tortures. La tradition détermine complètement leurs jugements; si bien qu'analysant quelque ampoule représentant un personnage royal assimilé à Jésus, les bras légèrement écartés du corps penché en avant, dans une attitude gracieuse de don, ces esthètes parleront "d'un crucifié sans croix". Ils illustrent parfaitement leur foi, qui devient la foi par la seule vertu de la convention.(14)

e)  Les "grandes faims" et leurs conséquences

     Ces fidèles chrétiens caractérisent la deuxième phase par l'image d'un dieu souffrant. Cette période commence à l'an 1000 et s'étend jusqu'au milieu du XIVème siècle. Son analyse montre clairement que:
           - D'une part le personnage représenté n'est pas souffrant.
           - D'autre part le dogme de la transsubtantiation édictée en 1215 par le quatrième Concile de Latran établit définitivement la religion chrétienne comme le dernier avatar des anciens cultes de la Fécondité.

     Lorsque Lieutard et ses affidés, dans leurs révoltes d'affamés, brisèrent les effigies du Christ de la Fécondité dans les églises, sans doute affirmaient-ils que ce dieu n'existait plus pour eux, qu'ils le considéraient comme mort; toutefois, ils savaient bien au fond d'eux-mêmes que cet homme sur sa croix, du fait même de cette croix, ne pouvait mourir véritablement; telle était en effet la signification millénaire de l'arbre de vie, que rien n'autorisait à mettre en doute. D'autant que, comme leurs coréligionnaires des deux premiers siècles, ils étaient illettrés et pétris dans une culture de pure oralité; pour eux, parler de Jésus mort était encore une manière de le faire revivre.

     Les artistes de cette deuxième période exprimèrent ces sentiments en maintenant Jésus sur sa croix; les bras sont fléchis sous le poids du corps; celui-ci est entièrement affaissé, les yeux fermés; la tête est penchée sur une épaule; l'attitude est celle d'un abandon, qui caractèrise davantage le sommeil que la mort. En effet, ces artistes n'avaient jamais pu voir soit directement, soit par représentation un homme mourir crucifié. Si le supplice de la croix n'avait pas été supprimé au IVème siècle, si les représentations de l'évangéliaire de Rabula, par exemple, avaient pu circuler avant le XXème siècle, ces artistes auraient su que la crucifixion durait fréquemment deux jours, aboutissant à l'asphyxie du supplicié par suspension du corps le long d'un pieu ou d'une poutre; les pieds reposant sur une pièce de bois fixée légèrement en hauteur de telle sorte que les jambes étaient repliées, parfois elles étaient brisées et le corps pendait sans appui. Dans ces conditions, la cage thoracique devait être projetée en avant par le supplicié pour aspirer l'air qui lui manquait. La fatigue produisait finalement tous ses effets, augmentés encore par le manque de nourriture et de boisson, l'exposition au soleil, au vent, à la pluie, à l'obscurité de la nuit.La mort survenait dans une dernière tentative pour happer une goulée d'air. Le corps du supplicié se tenait alors dans une position identique à celle des "deux larrons" dans l'évangéliaire de Rabula; le thorax bombé, le corps se figeait alors dans une posture à l'inverse de celle donnée par les artistes de cette deuxième période au Jésus de leur crucifixion. Celui-ci, ni mort ni véritablement souffrant parait dormir, tête sur l'épaule,dans l'attente d'un signe qui le réveillerait.

     A vrai dire, les traces sanglantes au creux des mains, sur le dessus des pieds, et au côté semblent bien souligner la souffrance du Sauveur de l'humanité, dont le poids des péchés pèse si lourdement sur ses bras; mais ces effets résultent directement du franciscanisme. Au XIIIème siècle, les stigmates de François d'Assise, dans sa volonté d'imiter Jésus, imaginé souffrant, représentent à l'évidence les percements par les clous dans sa crucifixion et par là-même son humanité historique. On peut donc s'interroger sur le contenu de l'évangile dit de Marc, que lisaient ou entendaient les chrétiens du XIIIème siècle, puisque ce texte, du moins celui en notre possession (XV -45,46), indique clairement que Jésus n'était pas cloué à la Croix; habituellement en effet on attachait simplement par des liens solides les corps des victimes, au bois.

     On se convaincra mieux de la puissance persuasive du franciscanisme, si l'on considère la définition de la foi catholique édictée par le quatrième Concile de Latran en 1215, du temps où François stupéfiait les foules par ses exercices de piété et dialoguait avec le loup de Gubio. Reprenant les dispositions des Conciles de Constantinople en 381 et Chalcédoine en 451, Latran IV stipule que (Jésus) " pour le salut du genre humain, il a souffert sur le bois de la Croix et est mort ". Aucune mention de clous perçant les mains et les pieds. On remarquera que les artistes de la première période pouvaient aisément recourir à cette figuration pour illustrer clairement le rôle de Fécondateur Suprême de Jésus, en rendant visible la pluie de vie représentée par son sang tombant sur la Terre. L'illustration d'un texte ne bride en rien l'imagination d'un artiste; l'image reçue par les "fidèles", comme un facteur d'émotion, . peut à son tour susciter un texte; la peinture et les pratiques religieuses s'influencent en fait étroitement.

     Les transformations importantes du psychisme des populations paysannes à partir du .Xème siècle eurent pour effet de rendre plus réaliste la manifestation chrétienne du culte de la Fécondité. Les "grandes faims" restaient mémorisées comme aussi meurtrières que les invasions nordiques, slaves ou hongroises, outre les rivalités mafieuses des féodaux. La hantise du retour de telles famines obnubila la conscience collective des foules. Il en résultat certes d'heureuses innovations agricoles aboutissant à un rendement beaucoup plus élevé des semailles; celà toutefois demeurait très insuffisant pour garantir définitivement que l'on ne serait plus conduit à s'entre-dévorer. C'est dans ce contrexte que le quatrième Concile du Latran en 1215 éleva au rang de vérité de la foi chrétienne le dogme de la transsubtantiation. (15 )

     Les souvenirs conservaient une telle vivacité que l'on crut naturellement en la vertu magique des paroles du prêtre obligeant le Sauveur à devenir pain et vin, éléments fondamentaux de la nourriture quotidienne. On fit dire à Jésus qu'il était le pain vivant descendu du Ciel. Les artistes continuèrent à figurer le Soleil et la Lune avec le Sauveur en croix.

    Les mystiques muèrent ce cannibalisme sacré en moyen de leur divinisation personnelle: ils mangeaient leur Dieu pour devenir dieux. La religion chrétienne s'était transformée de culte de la fécondité en culte vivrier. Toutefois, personne n'osait formuler l'hypothèse de ce qu'il adviendrait si un jour il n'y avait plus de prêtre pour opérer cette magie de la transsubtantiation et fournir au peuple sa nourriture quotidienne.

f)  La fin du Moyen-Age en danses macabres

     Le dernier siècle de la période (1250 -1350) fut bouleversé par l'échec des croisades en Orient; le royaume des Francsde Jérusalem avait été définitivement vaincu; l'Occident chrétien subissait comme un châtiment divin les défaites infligées par les Idolâtres islamiques alliés des Juifs. Les vieilles peurs s'avivèrent et le commerce des reliques connut un développement sans égal. On vénérait déjà dans le trésor de Conques le prépuce de Jésus, et son cordon ombilical, ailleurs la cire de la bougie allumée à sa naissance, l'eau du Jourdain utilisée pour son baptême; un peu partout, l'on encensait un morceau de la vraie Croix, qui miraculeusement se renouvelait d'elle-même à chaque prélèvement; l'Occident devait contenir dans ses reliquaires l'équivalent de forêts entières plantées de cette "vraie Croix". On y ajouta les épines de la Couronne, pour laquelle Louis IX dit Saint-Louis fit bâtir le vaisseau de la Sainte Chapelle. La folie de ces pratiques superstitieuses exprimait à quel point les esprits, mêmes royaux, étaient interloqués, choqués profondément de l'échec de leur Dieu devant ceux de l'Islam et des Juifs réunis.

      La haine du Juif avait des raisons économiques bien précises que nous avons analysées à la lecture du Traité "Adversus Judaeos" de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. La vigueur économique évidente, à cette époque, des sociétés occidentales, ne suffisait pas à rassurer le peuple. L'environnement paraissait toujours aussi dangereux et suscitait cette religiosité à fleur de peau, ce fétichisme hallucinogène, qui permettait d'adorer ce dieu-homme en croix. S'il dormait, on pouvait malgré tout lui parler, exposer ses difficultés individuelles, venir chercher auprès de lui un réconfort, dialoguer même en énonçant questions et réponses. L'on se reconnaissait en lui; on entretenait ainsi une piété personnelle qui tendait à une imitation de Jésus Christ.

     Indiscutablement, les modifications les plus profondes de la sensibilité populaire se développèrent à partir de 1348, à l'apparition de la pandémie de peste par laquelle débute la troisième phase. Le fléau fut tel qu'on en perdit la raison; les survivants s'abandonnaient à la débauche la plus abjecte, ou pratiquaient les pénitences les plus périlleuses. L'âcreté des odeurs pestilentielles alourdissait l'atmosphère des villes; le bruit continu des tombereaux accompagnait à la fosse commune des monceaux de cadavres nus, noircis et pétrifiés L'imaginaire chavirait en des danses macabres sur des nefs de fous. En un siècle, l'Europe Occidentale perdit environ la moitié de sa population, malgré l'irrégularité des frappes de la catastrophe.

     S'ouvrait ainsi une très longue période de plusieurs siècles où la santé publique affronta successivement les situations les plus délicates; les maladies contagieuses ne furent éradiquées, peu à peu, qu'après l'invention de la vaccination par Pasteur, qui, dans ce domaine, demeure l'équivalent de l'invention de l'imprimerie dans celui de la lecture et de l'instruction.

     La folie des Puissants suscita les batailles de la guerre de Cent-Ans, et aggrava encore les souffrances des peuples; ce qui ne pouvait rester sans influence directe sur les représentations religieuses. Le Dieu-homme, puisqu'il était homme, devait souffrir comme un homme du temps, pour qu'on puisse toujours se reconnaître en lui. L'on accentua donc, jusqu'à l'extrême, l'aspect doloriste des images.

     En même temps que l'on inaugurait les Chemins de Croix dans les églises, l'on multiplia les Dépositions, les Mises au tombeau, les Gisants défigurés par les tortures; on infligea aux sculptures et peintures de Jésus, y compris les crucifixions, des expressions d'une douleur aussi vive que celle frappant une population stupéfiée, ne pouvant comprendre les raisons de ce qui lui apparaissait encore comme un châtiment.

     Les origines de celui-ci semblaient en outre de plus en plus confuses avec les disputes qui opposèrent bientôt (au XVème et XVlème siècle) les théologiens entre eux et aboutirent à la création d'une nouvelle Eglise chrétienne réformée. Plusieurs écrivains du XVlème siècle poussèrent l'incroyance jusqu'à confondre Jésus et un dieu païen du nom de Pan. Puis les guerres de religions firent rage dressant pour longtemps communautés contre communautés. Ces troubles augmentés conduisirent quelques esprits sceptiques ou scientifiques à juger erronées les paroles divines consignées dans la Bible; l'un prétendait que contrairement aux apparences la Terre tournait autour du Soleil et non l'inverse: le Soleil n'avait pu s'arrêter sur Gabaon; l'autre mettait en doute l'autorité de Moïse en démontrant qu'il n'était pas l'auteur du Pentateuque.

      Bref, la violence s'étendait partout et figeait l'imagerie religieuse sous les traits les plus sanglants. Toutefois, cette violence eut un effet tout-à-fait inattendu: elle brisa les liens qui enserraient l'homme dans une tradition aussi divine qu'apostolique. L'homme fit l'apprentissage de sa liberté individuelle; il acquit, peu à peu, une connaissance plus véridique de son environnement naturel et socio-culturel; il commença à le maîtriser et prit la mesure de ses peurs ancestrales; il reconnut enfin sa dépendance à l'égard de la Globalité-consciente qui l'avait engendré, et imagina un autre dieu qu'un homme en croix, eût-il endossé toutes les souffrances humaines. La troisième période débouchait, certes, dans les cahots de notre ère contemporaine, mais celle-ci dessine déjà l'épure de temps post-chrétiens,(16) pour lesquels le Crucifié ne signifiera plus rien.

Noce de Cana
Vitrail de l'église de ZETTING ( XV ème siècle )

 

       III          Les "effets de réel" de la littérature évangélique      

a)  Savoir faire illusion
       Dans le récit du séjour de Jésus à Jérusalem, tel que le développe l'évangile dit de Marc( Marc X -32,52 -XI -XII -XIII -XIV -1, 42), la ville se réduit pratiquement à deux sites: le Temple simplement esquissé, lieu des discussions acerbes avec les scribes, les pharisiens et quelques hérodiens; et la salle, où se tint la Cène "pièce du haut, vaste, garnie, toute prête" (Marc XIV -15).
      La cité de Jérusalem, quasi virtuelle, n'existait que par son nom; appellation évocatrice du passé dans lequel les lettrés chrétiens avaient fini par découvrir leur identité par une lecture répétée de la Septante, qui à leur grand ravissement leur contait l'histoire, reconstruite, d'un peuple opprimé pendant des siècles sous une main étrangère tyranique, gémissant sur la perte de ses libertés et faisant de sa pratique religieuse le refuge de sa nationalité. Les lettrés chrétiens s'étaient complus dans la lecture de ce livre qui exprimait si bien leur situation sociale et leurs sentiments; ce livre semblait avoir été écrit pour eux. Les prophètes juifs avaient cultivé l'exclusion et les rêves inhérents de revanche glorieuse, ils avaient persuadé leurs congénères qu'ils représentaient le peuple élu d'un Dieu National, l'Unique adoré. Les chrétiens avaient, eux aussi, leurs prophètes, qui se produisaient de groupe en groupe en chantant les miracles et la puissance de leur Sauveur. Par une assimilation aisée les prophètes juifs devaient à leur tour parler de ce Sauveur. Les chrétiens s'ennivrèrent de leur lecture; ils se substituèrent comme malgré eux, à la Nation juive disparue, et édifièrent, sous le nom répété tant de fois de Jérusalem, leur capitale spirituelle, la cité-reine d'un pays adopté, contenant virtuellement tout ce dont ils avaient besoin. La Jérusalem de la Septante revêtait pour eux leur rêve de libération, mais demeurait une ville inconnaissable sous le nom romain d'Aelia Capitolina. De cette cité elle-même, donc, aucune indication: Ni remparts, ni fortifications de l'Antonia, ni portes massives, ni signalisation d'un chemin vers l'extérieur, ni mention du régime de la ville occupée.
      A cet égard, une seule remarque:
           "Le soir venu, Jésus et ses disciples sortirent de la ville" (Marc XI -19)
permet de déduire que l'arrivée de la nuit donnait le signal de la fermeture des portes; comme ils retournaient à Béthanie, il leur fallait donc quitter Jérusalem dès la tombée du soir. Cette réminiscence évasive des murs imposants cernant la ville et du régime d'une occupation romaine précautionneuse,compte tenu du caractère juif susceptible, vindicatif et irritabilissime, suffit à rendre irréalistes:
      - La scène du jardin de Gethsémani:
Celle-ci se tient de nuit, au-delà de la Porte Dorée normalement close dès la fin du jour. Jésus et ses disciples auraient-ils voyagé par air, comme Paul plus tard, fuyant Damas (Actes IX -24,25) ? Auraient-ils donné le mot de passe utilisé à ce moment là par les gardes des Portes? Auraient-ils joué les passe-murailles? Aucune indication dans l'évangile pour ôter à ce déplacement son caractère d'irréalisable. De plus, cette scène située au jardin de Gethsémani parait totalement inventée puisque sans aucun témoin. Les apôtres, séparés en deux groupes, dorment; Jésus parle la face contre terre; qui a bien pu entendre et noter par écrit ses paroles pour les rapporter à un évangéliste?
      - La scène de l'arrestation de Jésus:
Cette arrestation rassemble une troupe formée par les grands-prêtres; elle se situe encore plus tard dans la nuit, alors que la garde romaine n'aurait pas permis un tel attroupement armé, signe précurseur d'une éventuelle émeute; par ailleurs les grands-prêtres n'avaient aucune influence sur la population parce que soumis totalement au Procurateur romain. Ils n'auraient pas eu d'autorité suffisante pour rassembler et armer une partie de la population, d'autant qu'ils se souciaient essentiellement d'éviter "les troubles dans le peuple" (Marc XII -12, -XIV -2), de peur de provoquer une réaction immédiate de la police romaine.
      - La séance du Sanhédrin
La séance du Sanhédrin est, elle aussi, manifestement inventée. Il n'existe aucun Acte écrit de la sentence de mort prononcée; aucun compagnon de Jésus n'assiste à l'interrogatoire; Pierre, le plus hardi, a suivi de loin le cortège et se chauffait dans la cour près du feu assis avec les serviteurs (Marc XIV -54) il était tout prêt à renier le Maître (Marc XIV -66, 72). L'auteur du récit assure donc lui-même, non seulement le secrétariat de l'Assemblée, mais aussi la mise en scène des personnages, qui s'agitent et bougent selon ses intentions; le récit est conçu comme une pièce de théâtre qui se découvre progressivement aux yeux d'un lecteur, ému, pris, lui, à témoin. L'auteur ignore que le Sanhédrin est convoqué par le Tribun commandant les forces d'occupation à Jérusalem, comme il est dit dans les Actes (XXII -30).     

 - La comparution devant Pilate:
La comparution de Jésus devant Pilate est le couronnement de la stratégie littéraire dans l'imagination du rédacteur. Celui-ci donne une couleur de réalité à ce qui est totalement impossible. Pilate, en fonction, si l'on suppose sa présence en Palestine, habitait Césarée-Maritime, suffisament loin de Jérusalem pour ne pouvoir rallier la ville en une moitié de nuit; il lui fallait au moins une journée de la chevauchée la plus rapide! Pilate, assurément, durant son mandat, était venu parfois à Jérusalem, mais les émeutes provoquées par ses actions, au début de son administration, lui avait démontré le grand danger à demeurer dans cette cité, et devenir l'otage de la population juive. Il était plus expéditif en cas de besoin de venir de l'extérieur prendre en tenaille la foule ameutée, en utilisant la garnison de l'Antonia comme autre bras armé.
   - L'impossible déni de justice:
Jésus est en définitive victime d'un déni de justice patent dû au non-respect de la procédure normale de la justice romaine. Il n'y avait pas de flagrant délit; Jésus ne se conduisait pas en émeutier les armes à la main. Le plus grand doute subsistait sur la nature de l'accusation: se disait-il ou non roides Juifs (Marc XV -2) ? Jésus n'avoue rien, la procédure aurait dû se dérouler normalement; comme les pouvoirs du Procurateur étaient forcément limités, sauf flagrant délit de toute nature ce qui n'était pas en cause, Pilate aurait dû envoyer Jésus en Syrie devant le Gouverneur, qui aurait tranché de la réalité de la prétention à la royauté, attribuée à Jésus. Bien plus, la captation supposée d'un titre royal mettait en cause la lex majestatis et celle-ci relevait directement de l'Empereur.
Barabbas, pour sa part, montre à l'évidence que la justice romaine n'était pas si expéditive: émeutier et meurtrier à la fois il était en prison depuis longtemps puisque l'évangile ne signale aucune insurrection sanglante (Marc XV -7) durant le séjour de Jésus à Jérusalem. En tout état de cause Pilate, en fonctionnaire zélé, n'aurait pu songer, ne serait-ce qu'une fois, à abandonner l'exercice de la justice romaine à une foule juive excitée. Malgré la démonstration de l'évangéliste, arrêter un homme en pleine nuit, hors de la ville, le juger, le condamner et exécuter la sentence en moins de douze heures soulignait l'injustice flagrante et l'irréalisme de la procédure utilisée.

      Finalement, la succession rapide de scènes nettement campées, voire inattendues (Marc XIV -51, 52); l'opposition entre groupes indistincts (les fidèles, les prêtres, les scribes, les pharisiens etc... ) et le héros dont la figure accuse un relief d'autant plus prononcé qu'elle s'humanise à chaque ligne par les frayeurs et les angoisses qu'il ressent à Gethsémani (Marc XIV -33), pire encore par les souffrances de la torture et l'abominable tension des muscles sur la croix pour lutter contre la lente asphyxie du supplice, tout nous trouble, nous émeut et fait de nous, lecteurs, les témoins effrayés de séquences dont nous ne pouvons qu'attester la réalité. De même qu'à l'écoute du "Stabat Mater" de L.Pergolèse , la musique nous emporte dans un état de tristesse si profonde que nous voyons réellement cette mère éplorée tenter de réchauffer le cadavre de son fils étendu sur ses genoux; de même, à la lecture de l'évangile marcien, et des autres, nous devenons par notre imaginaire bouleversé les témoins effectifs des scènes décrites par l'auteur pour exciter notre compassion, notre douleur, dont la pesanteur crée en nous cette illusion de la réalité. Par ses ressources de conteur, l'auteur prend à partie chaque lecteur pour qu'il acquiesce directement, pour qu'il convienne personnellement de l'historicité du récit, dont le but définitif est de démontrer l'accomplissement des Ecritures (Marc XIV -49) et la messianité de Jésus; c'est-à-dire d'attiser la violence d'un antijudaisme préexistant, qui se manifestera des siècles plus tard.
     
      L'accomplissement de la Septante constitue l'objet même du Nouveau Testament. Ces écritures alexandrines contenaient les éléments de croissance d'une identité chrétienne non clairement définie au premier siècle, dont l'épanouissement aux siècles suivants mettra à profit des circonstances politiques favorisant une pleine appropriation non seulement de ces Ecritures mais aussi du pays dont les Juifs avaient été chassés: Jérusalem et ses alentours. La chrétienté les transformera plus tard en ses Lieux Saints; se substituera aux anciens occupants, et se proclamera le nouveau peuple élu.

     Outre les "effets de réel" du conteur, qui provoquent notre vive compassion et de ce fait notre adhésion au récit, le caractère de "vécu" du supplice ajoute encore à notre croyance. Combien d'hommes avaient été crucifiés en Judée avant 70! Toutes les mémoires se rappellent aussi, encore de nos jours, les longues files d'esclaves torturés, mis en croix, par milliers, des deux côtés de la Voie Appienne, après l'échec de la révolte de Spartacus. Toutefois, si l'homme-Jésus pouvait être suspendu à une croix comme le pense la foule des "fidèles", le Dieu-Sauveur qui habitait son corps ne pouvait mourir. Au moment du décès de l'homme, un événement surnaturel aurait dû se produire à partir de la croix, tout autre que la déchirure du voile du Temple (Marc XV -38), manifestant au Monde entier, qu'Il était venu sauver disait-on, sa présence divine éternelle.

b) un catalogue de miracles

     Cette divinité, il est vrai, semble abondamment prouvée par les miracles du thaumaturge Jésus. A cet égard, cependant, l'invraisemblance des situations atténue fortement les effets littéraires du conteur. On éprouve une sorte de détachement pour ces multiples épisodes dont la succession se déroule comme un plan préétabli: nous lisons un catalogue; Jésus intervient en maître absolu de la santé conditionnée par la présence ou non du péché (Marc II -5, 11); de la vie et de la mort (Marc V -42, 43); des éléments naturels, le vent et la mer (Marc IV -41 -VI -48, 51); il apaise la tempête et marche sur les eaux etc... mais par dessus tout, il donne à manger dans le désert à cinq mille personnes, puis à quatre mille autres (Marc VI -30, 44 -VIII -8, 1, 10); aussi bien, des foules imposantes l'entourent, l'admirent et louent Dieu pour ses bienfaits. Il manque toutefois l'essentiel, c'est-à-dire la réaction des Autorités romaines.

     En l'occurrence, Jésus n'aurait pas été le seul thaumaturge de son temps. En ce Monde "où règnait la passion du merveilleux", en ces siècles de "religiosité à fleur de peau" (17), d'attirance pour les forces magiques, de dévotion pour les personnages charismatiques, pour les chamanes et les faiseurs de miracles - par exemple Paul et Barnabé adorés comme Hermès et Zeus en Lycaonie (Actes XIV -11, 12) - les autorités romaines, et l'Empereur personnellement soucieux de renforcer sa puissance, étaient à l'affût de tout ce qui pouvait manifester un don, une force sortant du commun, afin de cultiver avec le mage ou le thérapeute des relations telles qu'il puisse mettre à Leur service ce capital d'énergie surnaturelle. Si impossibilité, la personnalité considérée était violemment poursuivie; ainsi Apollonius de Tyane fût-il persécuté, en vain, par Domitien dont il avait stigmatisé la tyranie "auquel il reprochait de faire peser sur les peuples un joug insupportable". Plus tard, Gallien recourut fréquemment aux avis de Plotin.

        Que dire d'un homme, qui nourrirait dans le désert, avec presque rien: quelques pains et poissons et une bénédiction, plusieurs milliers de personnes au moins en deux occasions, dans un pays soumis à des disettes périodiques, soit par suite de mauvaises récoltes ou de mauvaises distributions des vivres, soit par le fait de la spéculation des banquiers? Le Gouverneur de la Syrie en aurait été immanquablement averti et aurait cherché à attirer Jésus dans sa capitale pour l'envoyer à Rome entouré des plus grands égards. La dévotion et le respect dûs à toutes personnes possèdant des facultés aussi surnaturelles auraient créé autour de Jésus une barrière de protection plus efficace qu'une légion. Comment concevoir qu'un tel personnage, aussi glorieux, puisse être traité en esclave et crucifié par Pilate? Il y a là un non-sens. En outre, la nature de certains miracles vient jeter un doute sérieux sur leur réalité, par exemple celui de l'eau changée en vin. C'était autrefois l'apanage de Dionysos d'opérer cette transformation au début de chaque mois de Janvier, date à laquelle le calendrier chrétien a situé la scène des noces de Cana. Osiris aussi se manifestait de façon identique à la même période. Il fallait donc que Jésus fit aussi bien que ces deux divinités dites "païennes".

      Les rédacteurs des évangiles ont eu,semble-t-il, une peur viscérale de ne pas faire apparaître avec suffisamment de puissance la divinité de leur Sauveur, aussi bien, ont-ils accumulé les actes, hors nature, de leur Dieu sans penser que trop de miracles tuent le miracle; et qu'en définitive il aurait suffit d'un seul "vrai" miracle pour attester définitivement Sa nature divine.
      Imagine-t-on bien les conséquences de la résurrection de Lazare, par exemple? Jésus serait incontestablement apparu comme le Maître de la Vie, assurant par sa seule présence l'existence des humains. Il n'y aurait pas eu besoin de son sang pour féconder la Terre et leur assurer leur nourriture; il n'aurait pas été nécessaire de le clouer sur une croix, symbole de vie éternelle, puisqu'Il aurait été lui-même de par sa nature la Vie! Finalement, cette accumulation, faite pour créer et augmenter la Foi en Jésus d'un lecteur ou auditeur tourmenté, ne fait que souligner l'immortalité divine.
      Le Maître de la Vie ne peut mourir même pour trois jours, sinon la terre, les hommes, le ciel et toute la "création" auraient immédiatement disparu. Il y a une différence fondamentale de nature entre une divinité imaginaire qui périodiquement meurt et renaît selon le rythme annuel des saisons, conformément aux rites multiséculaires de la Fécondité repris par le christianisme romain,et le Maître de la Vie puisqu'Il est la vie même par essence. Le dogme des deux natures en une seule personne reste une tentative avortée de concilier les inconciliables.

c) Y-a-t-il un enseignement authentiquement divin?

     1) Les présupposés du Judéo~Christianisme
Il y a presque 20 ans, C.Tresmontant publiait à Paris un "Christ Hébreu" repris en deuxième édition chez Albin Michel voici 10 ans. Ce livre consacré aux enseignements divins du Sauveur apparaît, dès son Introduction, comme un condensé des présupposés et "idées fixes" du Judéo-Christianisme.
      La première de ces idées présente Jésus comme étant Dieu dans son existence terrestre, qui ne saurait être mise en doute. L'on sait ce qu'il faut en penser! D'autant que la naissance de Jésus, Lumière de lumière selon le Concile de Nicée I, aurait dû s'accompagner d'un tel éclat lumineux que la Palestine entière aurait été éclairée a-giorno durant Sa vie entière; ce que personne n'a signalé. Ceux que l'on appelle "paiens" étaient instruits de cette qualité divine de lumière; lorsque leurs mythes obligeaient Déméter à venir chercher sur Terre sa fille Coré, pour célébrer le printemps et l'été, ils n'oubliaient pas de signaler sa nature divine par un vigoureux éclat lumineux émanant de son apparence humaine.

     Jésus-Dieu parle la langue divine, l'hébreu. Cette fixation sur une langue uniquement écrite peut paraître dérisoire: Dieu n'est-il pas le créateur de la Terre entière? Ne connaît-il pas la multitude de langues parlées par les hommes? Ses disciples, lettrés et instruits, résument ses enseignements en prenant des notes, en hébreu, comme de nos jours, "des étudiants dans une Université". Il ne saurait en être autrement puisqu'à leurs yeux ce rabbi était "plus qu'un prophète"; ils devinaient sa nature divine au-delà de son être d'homme. Qu'est-ce qui justifie ce rôle exclusif d'enseignant extra-terrestre? Que fait-on des événements prodigieux de l'enfance? Quelle considération développe-t-on pour l'action du thaumaturge?
      L'auteur ne nous fournit aucune explication; il semble incapable d'imaginer pour Jésus une existence sur Terre, autre que celle d'un enseignant en Sorbonne comme Tresmontant l'a été lui-même plusieurs années. La situation décrite comporte immédiatement une conséquence d'importance: Jésus ne pratique pas le grec; Il n'utilise donc pas la Septante alexandrine qui constitue pour l'Eglise catholique et apostolique son Ancien Testament.
      La Constitution dogmatique sur la Révélation divine du 18 Novembre 1965(conciledu Vatiam II), l'affirme nettement en son chapitre VI :
           "Il faut que l'accès à la Sainte Ecriture soit largement ouvert aux fidèles du Christ. C'est pour cette raison que l'Eglise, dès ses origines, a repris comme sienne cette très ancienne version grecque de l'Ancien Testament dite des Septante.." (18)

Ainsi l'Eglise doit avoir reçu ces écrits en grec par une voie autre que l'enseignement "divin" de son Dieu supposé, puisque celui-ci ne s'exprimait qu'en hébreu. C.Tresmontant ne donne aucune justification à ce sujet, pour lui, en effet, comme pour tous les tenants du Judéo-christianisme, l'Ancien Testament chrétien n'est pas la Septante mais la Torah juive; seraient-ils tous hérétiques?(19)

     Cette volonté de maximaliser l'usage de l'hébreu, langue écrite, surprend d'autant plus que la langue vernaculaire de tous les Palestiniens de cette époque supposée était l'araméen, langue parlée mais aussi écrite. Une partie du livre juif de Daniel est en araméen.(20) La lecture, en hébreu, de la Bible dans les synagogues palestiniennes était suivie de celle du Targoum, qui en était une traduction araméenne commentée, dont quelques parties avaient été composées plusieurs siècles avant notre ère.(20) Il existe aussi un Targoum du livre d'Esther datant de la fin du VIIème siècle de notre ère (ou le début du VIIIème siècle) écrit en araméen occidental avec insertion de nombreux mots grecs.(20)

      Assurément, aucun évangile n'enrobe Jésus dans les vêtements d'un Maître d'école. Ce dernier vit dans son établissement ou, s'il habite à l'extérieur, ne connaît qu'un chemin, celui qui va et vient de son domicile à son école. Les quatre évangiles décrivent Jésus dans sa vie publique parcourant la Galilée et les régions voisines, attroupant des foules importantes comptant jusqu'à cinq mille individus. Pense-t-on qu'il puisse développer des commentaires savants des écritures"sacrées" judéennes devant de tels auditoires qui attendent de lui des miracles allégeant la lourde charge de leurs journées? Il leur tient pour être compris dans leur langue araméenne des propos simples; Il les enchante par des comparaisons campagnardes, à leur portée. Jésus se fait comprendre des foules par son pouvoir de créateur d'images et d'émotions. A quoi servirait dans un tel contexte le vocabulaire d'un Maître d'école, tenté, pour préciser sa pensée, d'employer des termes relevant du "clochatisme" rabelaisien?
Que dire de ces fidèles disciples intelligents, instruits, prenant des notes sur des palettes (il en fallait beaucoup!), comme des étudiants de C.Tresmontant noircissant leurs cahiers avec des stylos-billes? A l'occasion sortant de leur école, ils distribuaient pains et poissons mais tout l'évangile dit de Marc s'emploie à souligner la faiblesse de leur compréhension. Jésus lui-même s'en irrite (Marc IV -13). Les Actes d'Apôtres (IV -13) déclareront plus tard Pierre et Jean les principaux disciples, illettrés et simples d'esprit. Il existait bien une classe de scribes, de professionnels de l'écriture; ils faisaient malheureusement partie des ennemis de Jésus, de ceux qui avec les pharisiens et les hérodiens voulurent sa mort dès le début de sa vie publique (Marc III -6); ils reconnaissaient bien en lui une personnalité divine, mais celle d'un dieu phénicien, ce fumier de Baal (Marc III -22)!

     L'écriture des évangiles utilise, dans ce "Christ Hébreu", des voies et moyens à la fois expéditifs et mystérieux. Le processus apparent s'exprime, pour C.Tresmontant, par la lecture "dans les synagogues du bassin méditerranéen et à Jérusalem même" des recueils de notes prises par les élèves-disciples instruits naguère par le Maître, dont chacun a interprété les discours à sa façon. Toutefois, comme un certain nombre de "frères et soeurs" ne connaissaient pas l'hébreu et parlaient le grec, il a fallu traduire en cette langue ces recueils, qui, grécisés, devinrent les quatre évangiles. (21)

     Dans ce lot, l'évangile dit de Matthieu nous reporte "aussitôt après les événements de l'année 30 et avant le passage de l'heureuse annonce aux païens, aux incirconcis, donc avant 36 -40" (22).
On s'en souvient, A. Garnier , l'inventeur du Christ -Hébreu dans les années 1830-1836, Supérieur Général du séminaire de Saint-Sulpice à Paris, avait imaginé un évangile matthéen en hébreu en l'an 41. Un siècle et demi après A.Garnier, C.Tresmontant se révèle son fidèle successeur et nous dévoile quelle paralysie intellectuelle peut provoquer l'obéissance, le respect du principe d'autorité, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint invoqué par Mg.Thomas, évêque de Versailles ,dans sa Présentation de l'ouvrage de C.Tresmontant.
      Le mystère n'en subsiste pas moins; nous lisons les mêmes textes que Tresmontant; ceux-ci manifestent une si vive animosité, pour ne pas dire haine, des corps constitués judéens à l'égard du Galiléen Jésus, qu'ils le traitent comme un goy particulièrement dangereux pour leur Nation; une haine si éclatante qu'on peine à réduire la personnalité de celui-ci à un simple Maître d'école. Sa crucifixion après tortures rend inimaginable la lecture de ses enseignements, sitôt après, dans les synagogues du bassin méditerranéen et à Jérusalem même! Les Juifs s'étaient déclarés si heureux de l'avoir fait exécuter qu'ils réclamaient:
                        "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants" (Matthieu XXVII, 25)
      Le mystère s'épaissit du fait non seulement de cette invraisemblance, mais aussi de ce manque total d'explication sur le passage des notes écrites en hébreu, interprétations de chaque élève,au stade des livres; il ne suffit pas de les traduire de l'hébreu en grec; il faut nous indiquer quel travail d'élagage, de choix, de composition, a été exécuté; par qui? Il ne suffit pas pour que l'auteur du "Christ-Hébreu", orthodoxe se pense-t-il, emporte notre conviction, d'enfermer les hétérodoxes, ceux qui ne croient pas comme lui, "dans l'écrin d'un monde intellectuel clos sur lui-même... appuyé sur de faux présupposés";
il est lui-même victime de ses a-priori, les a-priori qui conditionnaient l'imaginaire d'A.Garnier après la Révolution Française.

     L'aversion profonde d'A.Garnier pour tout ce qui pouvait rappeler cette Révolution abhorrée, y compris le langage, le fige dans un culte irraisonné de l'hébreu, langue non parlée, invariable, si étrange avec ses caractères carrés dessinés de droite à gauche, dont la pratique lui donnait un sentiment certain de supériorité; dont il savoura les plaisirs de la traduction quotidienne jusqu'à se transformer en un Juif religieux du temps des Macchabées. Il se persuada de parler la langue du seul Dieu véritable, sans pouvoir s'interroger sur ce qui établissait la langue hébraïque dans ce statut de langue "sacrée".
Que l'illusion collective d'un petit peuple opprimé, développée par des prophètes dans l'espoir d'une libération définitive, devint chez lui, et chez Tresmontant de nos jours, une vérité de Foi, A.Garnier ne pouvait l'apprécier, totalement déterminé par son amour des Livres, dont le contenu illuminait son âme; incapable d'estimer "l'objectivation" qu'ils créaient de cette illusion collective dans la pensée qu'ainsi les espoirs du peuple juif d'une prochaine libération se concrétiseraient entièrement.

      C.Tresmontant, lui non plus, ne se demande jamais pourquoi l'hébreu pouvait être jugé la "vraie" langue divine, parmi les centaines utilisées dans l'Antiquité de l'Eurasie. L'observation de la situation exposée par les livres juifs "sacrés", instituant le petit peuple juif comme élu d'un dieu unique, au milieu de Nations beaucoup plus importantes, puissantes et développées, possèdant chacune un dieu national assurant son Empire; instituant ce peuple assez insignifiant comme le seul descendant véritable d'Adam "fils de Dieu"; l'énormité de ces paradoxes insoutenables renforçait sa Foi dont la seule base intellectuelle consistait dans la pratique d'une langue morte, non plus le latin romain mais l'hébreu.

     A son tour, C.Tresmontant s'est enfermé "dans l'écrin d'un monde intellectuel clos sur lui-même". L'hébraïsation de sa religion repose sur des présupposés aussi faux que les a-priori dénoncés par lui chez les intellectuels pensant différemment. Désormais, "les professionnels du divin", réifiant leur imaginaire en un dieu qu'ils créent dans le déroulement de leurs discours, emportés par l'amour de leurs propres concepts, ces "professionnels" sont d'autant plus dangereux pour les autres hommes qu'ils sont plus religieux.

2) Les paroles mises dans la bouche de Jésus
      Il faut, en introduction, rappeler fermement qu'aucun évangile ne peut donner à lire ou entendre les paroles et discours que Jésus aurait prononcés durant sa vie terrestre supposée. Le problème n'est pas d'abord une question de Foi; il s'agit d'un problème neuro-psycho-sociologique, concernant les facultés humaines de compréhension et leurs limites. L'on ne répètera jamais assez qu'un auditeur, même s'il est instruit et intelligent, ne remplace pas un magnétophone et que sa mémoire n'est pas assimilable à une bande magnétique. Chacune de ses perception est une interprétation: il redira ce qu'il a crû entendre en fonction de son acuité auditive et intellectuelle, mais non pas les paroles-mêmes du locuteur. L'évangile dit de Marc l'a bien exprimé:
                 "Il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre" (Marc IV -33).
Telle personne affirmera ensuite que le témoignage proféré répète fidèlement le discours du Maitre,en fonction de sa Foi c'est-à-dire des besoins de son âme induits de ses peurs dans la vie, et de la quiétude véhiculée par les paraboles et les sermons attribués au Sauveur. Il reste que les discours dans les quatre évangiles représentent ce que les copistes-auteurs, à partir du XIIIème siècle et jusqu'à l'invention de l'imprimerie, ont jugé bon de mettre dans la bouche de Jésus, compte tenu des déformations apportées par les gloses insérées dans les textes "divins" à partir du XIIème siècle.

     Cette remarque préliminaire nous conduit à interroger les transmetteurs conventionnels des paroles salutaires, dans le christianisme romain: c'est-à-dire les Apôtre. Jésus aurait pu choisir des proches disciples capables de saisir le sens de ses sermons, éventuellement après des explications qu'Il était disposé à donner. Hélas, Pierre et ses compagnons avaient des esprits si obtus que le Sauveur ne peut cacher une certaine irritation devant leur incompréhension
           "Et Il leur dit: vous ne saisissez pas cette parabole? comment alors comprendrez-vous toutes les (autres) paraboles?" (Marc IV -13)
Il va poursuivre par des commentaires sur le travail du semeur, puis, agacé, Il conclura: "Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende" (Marc IV -23)

      Sans doute, après son Ascension au Ciel va-t-il leur envoyer l'Esprit-Saint pour les éclairer, à la Pentecôte (Actes II -1, 4). Malheureusement, cette intervention parait bien inutile puisque Pierre et Jean, les chefs de file, arrêtés et comparaissantdevant le Sanhédrin, seront renvoyés sans condamnation parce que jugés "illettrés et simples d'esprit" (Actes IV -13).
Compte tenu des qualités d'omniscience attachées à la nature divine, on ne peut s'empêcher de conclure logiquement que, si le Sauveur de l'humanité avait voulu créer une Eglise"sainte"par le moyen d'une tradition apostolique, Il se serait entouré d'autres élèves-disciples, déjà instruits et suffisamment intelligents pour traduire et propager l'esprit de Ses discours,à défaut de la lettre. Le choix maintenu de Pierre et de ses compagnons devait aboutir à un échec prévisible, qui marque,semble-t-il, une volonté de rupture avec l'humanité toute entière, excluant toute création d'une Eglise et toute tradition apostolique
       D'ailleurs, peut-on imaginer une telle Institution alors que le "Royaume de Dieu" est si proche:
            "Qu'il en est ici de présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venir avec puissance" (Marc IX -1).
Certes, une telle vision eschatologique était de nature à raviver les espoirs des sans nom, sans droit, de ceux traités comme des choses à la libre disposition de leurs propriétaires; espoirs d'une vengeance définitive qui apporterait à chaque esclave la juste compensation aux souffrances déshumanisantes subies de la part des honestiores romains; ces espoirs ravivés en des lendemains meilleurs leur permettaient de mieux supporter leur profonde déréliction.
      A vrai dire, chacun voit dans ce "Royaume des Cieux" ce qui lui convient. Mais il reste que l'institution volontaire d'une Eglise, avec ses lieux de culte, sa hiérarchie, ses rites, sa liturgie, ses textes "sacrés", sa doctrine, exige des dispositions précises que Jésus s'est refusé à prendre. Il est demeuré un semeur de Paroles, et non l'organisateur d'une administration "sainte", dont la création hic et nunc nécessitait des règlements écrits qui n'ont jamais vu le jour; la seule phrase écrite par Jésus le fut sur du sable (Jean VIII -6,8)
      Une évocation de cette Eglise existe bien dans l'évangile dit de Matthieu (VI -18 et 19), après que Pierre ait reconnu en Jésus le Christ, l'oint de Dieu, le seul béni du dieu unique, c'est-à-dire l'Empereur de Rome. Si Jésus était Dieu, quel besoin aurait-il eu de se bénir lui-même? Christos est le qualificatif reconnaissant l'origine sacrée d'un roi, et sa double nature d'homme-dieu. Le christianisme est la religion de l'Empereur vivant en tant que "dernier des dieux et premier des hommes". La représentation du Chrisme date de Constantin , l'oint du dieu unique, qui fut vénéré par des foules chrétiennes comme le fondateur de leur religion (23)

     Après la mort de Constantin, Dieu fut adoré comme son hypostase céleste; "L'Empereur céleste et Seigneur de majesté", selon le Concile de Constantinople IV de 869. L'assimilation est entière entre Dieu et la puissance sous toutes ses formes (Rom. XIII -1, 7).

      C'est en contrepartie de cette déclaration que Pierre fut désigné comme le roc des fondations de l'Eglise du Christ, de surcroît possesseur des clés du Royaume des Cieux. L'interpolation est donc certaine. En effet:
           - D'une part, la théologie de la personne royale fut développée pour la première fois par "L'Hermès Trismégiste" à la fin du IIème siècle de notre ère(24)           - D'autre part, la déclaration de l'unicité de Dieu date du Concile de Nicée en 325, présidé activement par Constantin.
          - Enfin, la prééminence du siège de Rome fut revendiquée formellement pour la première fois par Léon Ier. (440 -461), parce que Rome était l'ancienne  capitale de l'Empire, la ville de Romulus et Rémus.

    Il n'y a aucun espoir de lire ou entendre des paroles authentiques de Jésus, s'il s'est bien manifesté sur terre pendant plusieurs années. Il n'existe d'autant moins d'espoir que la caractéristique principale des évangiles réside en ce qu'ils forment le développement de l'Ancien Testament, c'est-à-dire, pour le christianisme romain, le développement non pas de la Torah juive, mais de la Septante grecque découverte à Alexandrie par des esclaves-lettrés de l'Administration impériale à partir de l'année 30 avant notre ère. Comme la Septante fut définitivement adoptée par l'importante communauté chrétienne de Rome en 145 de notre ère, après l'expulsion de Marcion qui prêchait son abandon, les évangiles n'ont pu être progressivement rédigés qu'après cette date; si l'on tient pour inexistante la catastrophique opération de destruction-persécution ordonnée par Dioclétien en 303.

     Il n'en reste pas moins utile d'apprécier les principaux thèmes exposés dans les discours ou sermons prêtés à Jésus pour leur donner une autorité suprême. L'amour d'autrui est le leit-motiv le plus connu des prêches du clergé romain. Mais il s'agit d'une règle édictée très tardivement. Nous avons en effet plusieurs témoignages convergents de la vive hostilité opposant des chrétiens à d'autre chrétiens:
      - Principalement Origène, auteur véritablement génial, à qui l'on attribue un "Contre Celse" rédigé vers 248; cet ouvrage reprend à son compte ce que le  polémiste latin Celse disait vers 180 des sectes chrétiennes s'anathématisant les unes les autres.
      - D'autre part, la correspondance de Cyprien de Carthage et d'Etienne de Rome en 256 -257, nous montre les deux évêques chefs de communautés concurrentes s'excommuniant mutuellement.
      - Enfin, le dernier grand historien romain, Ammien Marcellin, décrit la rivalité meurtrière de deux prétendants au Siège épiscopal de Rome: Damase et Ursinus;cette rivalité causa en 366 -367 la mort de quelques centaines de chrétiens romains tués par d'autres chrétiens romains et laisséssur le carreau d'une basilique;jusqu'à ce que l'Empereur Valentinien 1er. condamnât Ursinus à l'exil.
Ce fut, hélas, le premier des assassinats qui ensanglantèrent le trône de Saint Pierre entre la date de la création de l'Etat Pontifical en 755 -756, et le schisme séparant définitivement Constantinople de Rome en 1054.
      Ces tueries intestines préparèrent à la "Guerre Sainte" de 1096 -1099, contre les Musulmans et les Juifs; puis aux croisades suivantes...etc Bref, l'amour d'autrui fournit au cours des siècles l'occasion à de rares individualités de développer quelques actions charitables parfois spectaculaires, dont la médiatisation moderne sert de paravent à une volonté de puissance séculaire. L'Etat-Eglise du Vatican est mû par la conviction de pratiquer la seule vraie religion et d'adorer le seul vrai dieu; il ne connaît qu'une seule règle, celle édictée par (saint) Augustin vers 410 à l'égard des Donatistes carthaginois:
            " Force-les à entrer (dans l'Eglise)- Compelle intraré"
L'amour d'autrui est d'abord l'acceptation d'autrui tel qu'il est; c'est essentiellement une volonté de compréhension et non une volonté d'assujètissemen cachée sous des paroles melliflues; le crucifix ne constitue pas le symbole de l'amour divin, mais un appel à la vengeance et au meurtre; au sang que l'Etat-Eglise du Vatican a fait répandre successivement sur tous les Continents de la Terre, pour le Salut de l'humanité!
Il est vrai, des philosophes stoïciens, dont l'Empereur Marc-Aurèle(161-180), ont autrefois célébré l'amour de l'autre:
           " Le propre de l'homme est d'aimer même ceux qui l'offensent -Les hommes sont faits les uns pour les autres - Le propre de l'âme raisonnable, c'est aussi l'amour de son prochain - Mon affaire sera de me montrer bienveillant et doux à l'égard de tous - Tout n'est qu'opinion - L'homme, s'il aide son prochain en des choses ordinaires, agit conformément à sa constitution et atteint sa fin propre" (25)
Marc-Aurèle pensait aussi qu'il n'y avait qu'un seul dieu. Ces pensées des philosophes étaient répandues partout, depuis des siècles, au moment du christianisme triomphant. Se les approprier donnait à la nouvelle religion, pauvre en penseurs originaux, un lustre spécifique qui permettait aux "convertis" de croire en la permanence de leur culture.

      D'autres passages, jugés caractéristiques des sermons dits de Jésus dans l'évangile, sont formellement décalqués des doctrines philosophiques antiques préstoïciennes, particulièrement celle des Cyniques. Il en est ainsi de :
           - L'imprévoyance vertu supposée du temps de l'innocence: "Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez. ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez .. regardez les oiseaux du ciel votre Père Céleste les nourrit... Observez les lys des champs... Dieu habille l'herbe des champs; tout celà vous sera donné par surcroît " (Matthieu VI -25,34).
Ce passage reprend en le développant un thème cher à Diogène: " Ne voyez-vous pas les bêtes et les oiseaux combien ils sont libres de soucis, plus heureux et mieux portants que les hommes" (26)

          - L'argent : "Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent" (Matthieu VI -24) Les Cyniques n'avaient pas seulement décrié la possession des richesses, ils avaient vécu leurs discours en distribuant tous leurs biens, comme Antisthène et Cratès fils d'une riche famille béotienne; dans une volonté de contester la Société Antique, le cynisme n'était pas seulement "une philosophie pour les dépaysés", une provocation publique, mais aussi "le chemin le plus court vers la vertu".

          - La subversion individualiste: "Voici que ta mère et tes frères te cherchent. Il leur répond: qui sont ma mère et mes frères?" (Marc III -31, 35)
Elle est tout à fait brutale, cette rupture des liens sociaux les plus immédiats, les plus forts. Si l'on pratique en outre l'amour d'autrui, comme si autrui était soi-même, proche ou éloigné, ami ou ennemi, il n'y a plus de frontière, plus de structure sociale repliée sur elle-même, mais un individualisme, une citoyenneté, la vraie, qui s'étend au monde entier.
                    "Je suis citoyen du Monde", disait Diorigène
Les évangiles mettent un discours analogue dans la bouche de Jésus, celui-ci semble avoir lu le poème de Cratès, mourant:
                  "Ma Patrie n'est pas faite d'une muraille ni d'un toit
                   Mais la Terre entière est la cité et la maison
                   Mise à notre portée pour y habiter à demeure." (27)

     Ces rappels de la philosophie préstoïcienne sont tout à fait à leur place dans cette littérature évangélique. Ils font souvenir que les chrétiens des trois premiers siècles de notre ère s'injurgèrent contre la Société impériale romaine et réclamèrent un statut d'homme libre et non plus d'esclave. L'Administration religieuse constantinienne, puis, quatre siècles plus tard, l'Etat Pontifical élaborèrent une doctrine d'obéissance au Pouvoir, sacralisant dans un contexte rituel nouveau l'état servile,dans lequel s'incarna, dirent-ils, leur Dieu.
Il fallait donner place dans les évangiles à cette période primitive durant laquelle les affidés de Chrestus, dans leur opposition à l'Empire, s'appelèrent les chrétiens et signifièrent involontairement que la "vraie" religion est une religion sans dieu.

Conclusion: Qu'est-ce que l'évangile ?
L'évangile, ou évangéliaire, comprend quatre livres distincts, dits de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Les trois premiers ont des points communs et sont appelés évangiles synoptiques. Le quatrième se présente comme une dissertation théologique.
     Chaque évangile apparaît comme une accumulation de strates rédactionnelles successives déposées à l'évidence de nombreux siècles après l'éclosion supposée des événements décrits. La langue de leur écriture, le grec, rappelle qu'à la naissance du christianisme, en 325 à Nicée, la religion de l'Empire fut une religion grecque rayonnant depuis Constantinople, capitale du Dieu vivant, Constantin.
      La destruction des textes antérieurs au IVème siècle, ordonnée par Dioclétien en 303, attint ses buts pratiquement partout, compte tenu de la durée des persécutions: 10 ans en Occident, 20 ans en Egypte et Proche Orient. Les textes définitifs furent les premiers textes imprimés, corrigés avant leur impression par des éditeurs humanistes du XVème ou XVIème siècle, pratiquant la langue grecque des meilleurs auteurs de l'Empire et de l'Antiquité Tardive:
            "L'imprimerie a canonisé le Canon" (28)
C'est à partir de cette évidence dérangeante, faisant succéder un texte fixé une fois pour toute aux manuscrits du Moyen-Age variant fréquemment du fait de la copie manuelle, c'est à partir de cette évidence qu'il faut non seulement dater les évangiles mais juger de leur contenu.
      En outre, comme le Nouveau Testament se présente comme l'accomplissement de l'Ancien, c'est-à-dire de la Septante, les retours incessants à ce corpus de langue grecque, découvert à partir de l'an 30 avant notre ère à Alexandrie, ne font que souligner l'origine gréco-romaine du christianisme, et non pas juive comme le proclament par erreur les tenants du judéo-christianisme.
      C'est un fait exprimé par les pasteurs de l'Eglise dite catholique et apostolique que les auteurs de l'Evangile ont écrit une "Histoire Sainte", une hagiographie. Le Concile du Vatican II, lui-même, qualifie ces auteurs non pas d'historiens, mais d'hagiographes; (29) bien que déclarant contradictoirement la réalité historique de la vie de Jésus racontée par les évangiles. Notons que, seul, l'auteur dit Luc prétend s'être soigneusement informé, mais sans aucunement citer de sources vérifiables ou des témoins connus véritablement; il s'agit d'une simple pétition de principe. Il ne convient donc pas de demander à ces écrivains, dont la personnalité reste inconnue, une vérité historlque qu'ils n'ont jamais eu la prétention de faire apparaître; mais d'examiner le contenu des mythes qu'ils voulaient réécrire compte tenu des besoins psycho-sociologiques de leurs fidèles.

     C'est en considération de ces besoins qu'ils densifièrent le mythe de Jésus, nouveau Mithra, et l'incarnèrent en une personne humaine, dont la vie supposée s'est imposée à la foi des foules par un art d'écrire, des "effets de réel" nombreux et créateurs d'émotions; émotions avivées par un commerce superstitieux des reliques du Sauveur réifié et de ses saints, et une prolifération d'oeuvres peintes, gravées ou scuptées, qui donnèrent force de vie à tous les gestes de Jésus représentés. Comment aurait-on pu ne pas croire en son humanité concrète décrite avec tant de détails vrais, dans des compositions peintes ou gravées avec un art indiscutable, et ces romans d'évangiles à la simplicité trompeuse? L'art du romancier, comme celui du peintre ou du graveur, crée la vie en suscitant l'émotion et l'admiration.

      Prétendre faire l'histoire des origines du christianisme, à partir des seuls textes canoniques, révèle une méconnaissance de la nature réelle de ces textes dont on a noté fort justement qu'ils dressaient, entre nous et l'histoire, un mur épaissi encore par les commentaires des professionnels du "divin" et autres exégètes transformant faussement les premiers chrétiens en théologiens ratiocineurs.

      L'évolution du christianisme est indéniable; mais notre vision historique actuelle de ses origines restent déformée par deux prismes:
            - Le bas Moyen-Age, dolorisé par la mystique franciscaine et la perte définitive des Lieux Saints; c'est au XVème siècle que les murs des églises se couvrirent de Chemins de  Croix, et que l'on fixa vraisemblablement le récit de la Passion, suite à la pandémie de peste noire.
            - La Restauration post-révolutionnaire de 1815, dont les universitaires de notre temps ont hérité l'habitude de penser à un Christ hébreu, et non plus au Jésus le Galiléen des évangiles.

     Les vérités de Foi, concernant l'inerrance biblique, et la recevabilité de la seule interprétation ecclésiale, éclairèrent des siècles de domination de l'Eglise romaine; elles ont été ravalées au rang de pures opinions, dévoilant la simple humanité d'une Institution qui sut si longtemps contraindre ses fidèles, infantilisés, à l'obéissance de ses commandements présentés comme d'origine divine; siègeant au minuscule Vatican, elle demeure un Etat théocratique qui, selon la parole de Grégoire Ier., dit le Grand, prétend au "gouvernement universel des âmes" et par elles, à celui des corps.

     Les phénomènes psycho-sociologiques déterminent réellement les actions humaines à partir des circonstances et des besoins éprouvés par les catégories d'êtres considérés. Méconnaitre ces phénomènes conduit à écarter du raisonnement les intuitions et images dynamiques dont notre vie consciente se nourrit. En l'occurrence, le christianisme et ses textes canoniques ne s'expliquent pas autrement malgré un positivisme des apparences, qui transforme son histoire en hypermarché des connaissances; cette histoire puise ses origines dans la mémoire des populations concernées, alimentée sans cesse par l'inconscient collectif des hommes.
      Nietzsche l'avait déjà affirmé: (30)
            "Etrange lot que celui de l'homme! Il vit 70ans et il pense être quelques chose de nouveau et sans précédent durant ce temps là; et cependant il n'est qu'une vague dans laquelle le passé des hommes poursuit son mouvement"

Hans Jonas, l'auteur d'un remarquable ouvrage traitant de " La Religion gnostique" a prononcé à l'Université de Tübingen en 1984 Un discours intitulé " Le concept de Dieu après Auschwitz " (31) Dieu y apparait comme un concept formé par l'esprit humain, concept que les professionnels du divin objectivent c'est-à-dire réifient par leurs discours. L'homme n'est donc pas la création de Dieu mais tout dieu est la créature de l'homme. La seule religion "vraie" devrait être une religion sans dieu; d'autant que Dieu synonime de lumiere, ou lumière de lumière, est identifiable à une matière corpusculaire et ondulatoire que l'homme dompte progressivement depuis l'invention du feu, il y a environ 350.000 ans.

 

1 Cf. R.TURCAN -"Mithra et le mithriacisme" -Editeur Les Belles Lettres Paris. RETOUR
2 Cf. Pierre SAINTYVES -"Le massacre des Innocents ou la persécution de l' Enfant prédestiné"   Editeur Rieder -Paris   RETOUR
      Pierre SAINTYVES démontre précisément que le massacre dit des Innocents est une nouvelle version du mythe de l'Enfant-divin persécuté par ses ennemis. Remarquons à ce propos que l'auteur véritable de la supposée folie meurtrière d'Hérode est l'Esprit-Saint. Le récit matthéen note en effet que les Mages (II -12) : "divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, (ils) se retirèrent dans leur pays par un autre chemin". Or Dieu, omniscient et préscient, savait à n'en pas douterque les Mages obéiraient à son avertissement et déclencheraient en conséquence le massacre.
     N'y avait-il que ce moyen pour décider la Sainte Famille à se rendre en Egypte ? Et pourquoi en Egypte ? Sinon pour rendre visibles les liens de similarité entre certaines mythologies égyptiennes et les mythologies chrétiennes?

3  Cf. JUNG -KERENYI -"L'essence de la mythologie" -Editeur Payot Paris  RETOUR
4  Cf. "Prions en Eglise" no l07 Novembre 1995 -Page 10 Editeur Bayard Presse -Paris   RETOUR
5 Cf. J.DANIELOU -"Les Origines du christianisme latin" le "de pascha computus Editeur Cerf -Paris   RETOUR
6 Cf. W.KELBER -"Tradition orale et Ecriture" -Op. Cit.    RETOUR
7 R.SIMON -"Les Juifs présentés aux Chrétiens" -Les Belles Lettres -Paris   RETOUR
8 Cf. Dictionnaire des lettres Françaises -"Le Moyen-Age" -Article Pierre le Vénérable. Edition La Pochothèque -Paris.  RETOUR
9 Cf. L.DOUTRELEAU -"Mosaïques" -Anthologie des Sources chrétiennes Page 58 Editeur Cerf. Paris     RETOUR
10   Cf. M.HALBWACHS   "La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte" Editeur P.U.F. Paris.  RETOUR
11     Cf. M.HALBWACHS   Op. Cit.   RETOUR
12   Cf. P.HOCHART -"Etudes d'Histoire religieuse" -Editeur E.THORIN -Paris   RETOUR
13 Cf. CATULLE - "Liber" poème 85 dans la traduction de P.Feuga Editeur La Différence . RETOUR
14  Cf. M.C.SEPIERE -"L'image d'un Dieu souffrant" - Editeur Cerf. Il y a comme une tradition des "Crucifiés sans croix". Un exemple bien connu est donné par un panneau du portail d'entrée de l'église Ste Sabine sur l'Aventin à Rome. Les "pieux" mensonges proférés à ce propos ne vont pas jusqu'à faire remarquer que la position respective des mains et des épaules du "crucifié sans croix" ne reproduit absolument pas celle d'une réelle crucifixion. RETOUR
15  Cf. G.ALBERIGO -"Les Conciles oecuméniques" -Tome II-1 -Cerf Paris RETOUR
16  Cf. E.POULAT -"L'ère post-chrétienne" -Editeur Flammarion RETOUR
17 Cf. Maurice SARTRE -"L'Orient Romain" -Op. Cit RETOUR
18 Cf. "Les Conciles oecuméniques -Décret II -2" Page 1987 -Editeur Cerf Paris   RETOUR
19 Le Judéo-christianisme tend actuellement chez certains universitaires français et certains membres du clergé à pratiquer la confusion entre un Juif et un Chrétien. Selon eux, tout Juif serait un Chrétien et tout Chrétien serait un Juif. Cette argumentation est parfaitement datée. Elle permet en effet à l'Etat du Vatican de faire glisser les critiques sur son attitude à propos de la Shoah, et tenter de s'approprier la profonde détresse du peuple juif, alors que cet Etat a laissé, en connaissance de cause, conduire des millions de personnes aux fours crématoires (implantation d'un Carmel à Auschwitz et de croix pontificales etc ). Cette argumentation permet aussi à certains membres du clergé d'après la guerre de faire oublier l'origine d'une situation sociale d'excellence, origine qui les a obligés à abjurer, dans le contexte du conflit, la religion de leurs parents. RETOUR
20 Cf. Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme -Editeur Cerf -Paris   RETOUR
21 Mais il y a grec et grec. La langue grecque pratiquée communément était la koïne, une batarde populaire qui ressemblait peu à la langue littéraire des quatre évangiles. Pour C.Tresmontant, en définitive, l'écriture de ces évangiles fut l'affaire de gens instruits, alors que la foule chrétienne illettrée,de ces origines,s'exprimait dans l'oralité triomphante. Pour qui donc écrivaient-ils? . RETOUR
(22) C.Tresmontant, semble-t-il, considère ces dates comme s'insérant dans notre ère chrétienne. Celle-ci ne fut inventée qu'au début du VIIIème siècle par Bède le Vénérable qui reprenait à son compte les calculs proposés en 525 par Denys le Petit pour déterminer le cycle pascal. Il convient donc pour rétablir la chronologie des évangiles et plus spécialement celle de Luc concernant la vie publique de Jésus de conserver la datation établie par celui-ci; soit, une naissance de Jésus à la fin de l'an 6 de notre ère sous Quirinius gouverneur de Syrie; ce qui fait débuter la vie publique de Jésus en 36 -37. RETOUR
23 Cf. E.MALE -"L'Art religieux du XIIème siècle en France" Editeur Armand Colin. Page 248 et suivantes RETOUR
24 Cf. A.J. FESTUGIERE -"La révélation d'Hermès Trismégiste" Editeur Les Belles Lettres Paris Page 324 et suivantes.   RETOUR
25 Cf. MARC-AURELE "Pensées pour moi-même" -Traduction de Mario Meunier - Editeur Garnier-Flammarion -Livres7 (22,31) :.. 8 (59) -9 (42) -11 (1) 12 (8)   RETOUR
26 Cf. Maria DARAKI -"Une religiosité sans Dieu" -Editeur La Découverte -Paris Citations Pages 35, 39, 40, 41. RETOUR
27 Cf. M.ONFRAY -"Les Cyniques grecs" -Editeur Livre de Poche -Paris Diogène -pages 114 -121 Cratès -page 175. -37 RETOUR
28 Cf. Christoph THEOBALD -"Le canon des Ecritures" -Editeur Cerf. Paris   RETOUR
29 Cf. "Conciles oecuméniques" -Décrets II -2 -Editeur Cerf Paris La Révélation divine chapitre III (11 et 12) -page 1979. RETOUR
30 cf Maria TASINAT0 -"L'oeil du silence" -Editions Verdier à Lagrasse citation de Nietzsche page 128. -39 RETOUR
31 Cf. Hans JONAS -"La Religion gnostique" -Editeur Flammarion
Cf. Hans JONAS - Le concept de Dieu après Auschwitz" - Editeur Rivages -Poche


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